Выбрать главу

En guise de commensaux, même à l’époque de ses succès, il dut probablement se contenter de seconds couteaux qui avaient le sentiment de se valoriser à son contact, ou de déclassés qui eux-mêmes cherchaient en vain leur place dans la hiérarchie. On suppose qu’il dîna souvent avec Claude Lelouch à l’occasion du tournage de Hommes femmes mode d’emploi, avec des éditeurs comme Michel Lafon, mais pas vraiment avec Alain Resnais ou Antoine Gallimard. Un peu partout dans les quartiers traditionnellement bourgeois de Paris, avenue Foch ou parc Monceau, parfois même à l’orée du 7e arrondissement, des intouchables montent dans de rutilantes limousines et vont fréquenter d’autres intouchables, quand ils n’ont pas tout simplement rendez-vous avec des clients fortunés.

Dominique Strauss-Kahn, ancien brahmane promis aux plus hautes destinées, est aujourd’hui déchu. Cela le met-il au-dessus ou au niveau de Bernard Tapie ? On peut penser que le grand brahmane, même tombé dans le ruisseau, conserve les réflexes du vrai Parisien et préférera la compagnie d’autres brahmanes tombés, ruinés, voire alcooliques plutôt que celle d’un Tapie. Qui n’a jamais été autre chose que ce qu’il était au départ : un petit gars très intelligent et charmeur venu de sa banlieue, plein d’énergie et dépourvu de scrupule, indécrottablement vulgaire. Les intouchables ont le droit de venir dans Paris, de s’acheter des maisons, des places à l’Opéra et même des convives qui impressionnent la galerie dans des restaurants chers. Mais ils ne font pas illusion : chacun sait d’où ils viennent et qui ils sont.

En Inde un intouchable, Kocheril Raman Narayanan, fut président de la République de 1997 à 2002. Tout arrive. Mais il resta intouchable. À Paris ne devient pas brahmane qui veut, même celui qui a conquis le pouvoir suprême. En mai 2007, Nicolas Sarkozy fut élu président de la République. Mais il resta aux yeux de beaucoup l’homme à la Rolex, le copain du chanteur Didier Barbelivien, le héros du Fouquet’s des soirs de triomphe. Des taches qui à Paris sont considérées comme indélébiles. Est-ce que vous achèteriez à cet homme une voiture d’occasion ? disait-on en 1960 aux États-Unis à propos de Richard Nixon, à qui on trouva toujours un air louche. La gauche a en leur temps copieusement vilipendé Pompidou, Giscard d’Estaing et Chirac. Mais aucun président n’a suscité autant d’hostilité et de mépris, à gauche et bien au-delà, que ce Nicolas Sarkozy, dont on trouvait les origines familiales un peu obscures, le cursus académique bien léger, les goûts indigents en matière de culture, et une tendance déplacée à la familiarité. Comme on le dit de manière plus enveloppée dans la bonne société parisienne, Nicolas Sarkozy n’a jamais été du sérail. Y aurait-il de l’intouchable chez lui ?

7

Le syndrome Jean Cocteau

À première vue, le rêve de tout habitant de Paris consiste à se voir décerner le titre de Parisien. Que ce soit dans un salon huppé du 7e arrondissement, un bistrot à la mode ou dans une capitale étrangère, rien ne sera plus agréable à son oreille que d’entendre susurrer : « Mais vous êtes un vrai Parisien ! »

Cela veut dire un peu tout et n’importe quoi : que vous avez de l’esprit, du style, de l’élégance, que vous êtes malin (et même un peu trop), débrouillard, au courant des dernières modes et de ce qu’il faut connaître en ville. Cela peut également signifier — surtout si la remarque vous est adressée en province — que vous êtes franchement insupportable. Mais cela reste un compliment. Car le vrai Parisien, si l’on en croit l’opinion générale, est forcément insupportable.

Mais trop de parisianité risque de tuer ou de rendre stérile. Comme si le pur Parisien souffrait de ne pas disposer d’arrière-pays physique et mental, finissait par s’étioler dans une atmosphère raréfiée, faute d’avoir suffisamment respiré l’air frais de la campagne et fréquenté de « véritables » humains. Celui qui n’a rien d’autre à offrir que sa parisianité est forcément suspect de vacuité, de frivolité, d’inexistence. Il n’a pas de substance, pas d’épaisseur, il est transparent.

C’est ce qu’on pourrait appeler le syndrome Jean Cocteau.

Cocteau n’est pour ainsi dire jamais sorti de Paris. Il est né en 1889 rue La Bruyère dans le 9e arrondissement de Paris, a partagé son enfance entre cet hôtel particulier et une résidence familiale à Maisons-Laffitte. C’est dire que la ruralité et les espaces sauvages, il n’a guère connu. Sa famille était parisienne, bourgeoise et cultivée. Sa mère, belle femme qui tenait salon, avait hérité d’un père agent de change. Son père était un rentier effacé qui rêvait de devenir peintre et se suicida lorsque Jean avait neuf ans. Cocteau fut toute sa vie un rat de ville et ne quitta jamais vraiment Paris que pour des escapades elles-mêmes très parisiennes : séjours studieux et mondains à la villa Santo Sospir, propriété de sa richissime protectrice Francine Weisweiller au Cap-Ferrat, week-ends à la feria de Séville, vacances d’hiver à Marbella, tournées quasi protocolaires de capitales européennes où l’écrivain célèbre était pris en charge par l’ambassadeur en poste. Pour toute concession à la France rurale, il passa les deux dernières années de sa vie à Milly-la-Forêt, dans l’Essonne, et s’y fit enterrer en guise de pied de nez à ce parisianisme qu’il avait tant cultivé et qui l’avait tant fait souffrir.

Cocteau était un bourgeois déclassé et un inclassable. Il avait quitté la maison familiale à quinze ans, puis le lycée Condorcet sans avoir passé son bac. Sa mère avait financé ses débuts dans la bonne société, mais ses moyens n’étaient pas illimités, et le brillant jeune homme apprit très tôt à voler de ses propres ailes. C’était un nomade, qui changeait souvent d’appartement, vécut à l’hôtel, notamment dans la suite que Coco Chanel conservait au Ritz comme pied-à-terre. L’appartement du 36, rue Montpensier où il passa les vingt-trois dernières années de sa vie était un mouchoir de poche, mais donnait directement sur les arcades et les jardins du Palais-Royal. Cocteau avait des goûts de luxe, il adora Maxim’s quand c’était encore bien. Par la suite il jeta son dévolu sur le Grand Véfour, le restaurant le plus célèbre de cette époque, et qui avait le mérite d’être en bas de chez lui : « Il avait toujours évité de demander l’addition au restaurant — puisqu’il nourrissait spirituellement ses convives, c’était à eux de le faire matériellement —, il se mit à refuser systématiquement de payer. (…) Il aimait dîner au Grand Véfour, chez Raymond Oliver, le cuisinier d’alors ? [Grâce aux largesses de Francine Weisweiller] il y trouva table ouverte[26]. »

Cocteau est fait pour Paris, qui succombe instantanément à son charme et à sa précocité. En 1908, à dix-neuf ans, il donne sur la scène du théâtre Femina un premier récital de poésie. L’année suivante il publie son premier recueil, La Lampe d’Aladin. On le surnomme « le prince frivole » et c’est sous ce titre qu’il publie en 1910 son second recueil. Il est remarqué par la célèbre romancière américaine Edith Wharton qui tient salon. Il attire l’attention et les faveurs d’Anna de Noailles, se lie avec Diaghilev, fréquente Reynaldo Hahn, Marcel Proust, Erik Satie, André Breton, Louis Aragon, Apollinaire et André Gide. Début de la vingtaine, il devient l’enfant prodige du Tout-Paris. Il est de tous les groupes qui brillent, de toutes les chapelles, de tous les événements parisiens, de toutes les fêtes.

вернуться

26

Claude Arnaud, Jean Cocteau, Gallimard, 2003.