Il peint et dessine, il écrit de la poésie, des romans, des pièces de théâtre, des ballets. Il réalise une dizaine de films — un peu maniérés — dans la veine surréaliste, dont La Belle et la Bête ou Orphée. Sa bibliographie comptera plus d’une centaine de titres en tout genre. À lui seul son journal posthume, Le Passé défini, dépasse les quatre mille pages. Aucun de ses contemporains — même les plus illustres : Aragon, Gide, Picasso, Breton, etc. — n’a comme lui réuni autant de dons si divers. Cocteau est le surdoué de son époque.
Et pourtant il ne sera jamais heureux ni comblé. Il passera sa vie à s’angoisser, à s’inquiéter de ce qu’on pense de lui. De la Libération jusqu’à sa mort en 1963, cette angoisse tournera au complexe de persécution. Dans son Journal il ressasse sans fin la méchanceté de ses collègues et anciens amis, l’ingratitude de l’époque, l’inculture de la jeunesse qui le dédaigne au profit de la Nouvelle Vague, du Nouveau Roman. Le triomphe de Sartre, de Robbe-Grillet, de Duras, de Resnais, le relègue au rayon des vieilles gloires. Certains pensent qu’il est déjà mort.
Le septième tome de son journal[27], qui recouvre les années 1960-61, est un interminable lamento. Un jour, Cocteau se demande pourquoi on a panthéonisé ses illustres aînés, Paul Valéry, André Gide et même François Mauriac, alors que le soupçon de légèreté et de superficialité continue de le poursuivre comme une malédiction. On a nobélisé Albert Camus, « un écrivain médiocre qui bénéficia des mensonges de la Libération ». Quand un admirateur ou un commentateur le complimente pour son « immense talent », il note amèrement : « Le mot génie ne leur peut sortir de la gorge ! » Dans le secret de son journal, il peut se permettre de se rendre justice à lui-même : « Quand je songe à ce que disent de moi Breton et la plupart des intellectuels de France, je me demande si je ne suis pas la victime d’une erreur judiciaire aussi épouvantable que celle de Lesurques dans Le Courrier de Lyon. »
En ce début des années 1960, cela fait un bon moment que plus personne ne le prend au sérieux. Il est certes connu, et les médias rendent compte de ses faits et gestes, mais ils en parlent comme de ceux d’un vieux mondain homosexuel, habile, charmeur, agréable. « Je suis le Paganini du violon d’Ingres », ironise-t-il. Il n’en croit rien : si on ne le prend pas au sérieux, c’est qu’il est trop subtil, trop compliqué. « Cette croix, conclut-il le 2 décembre 1960 pour se consoler, m’évite un de ces destins sans mystère comme ceux de Gide, de Giraudoux ou de Valéry. » Si André Breton le poursuit de sa haine, Jean-Paul Sartre de sa commisération amusée et Jean Paulhan de son dédain policé, c’est qu’il « dérange ». Mars 1960 : « Un numéro de Réalités trouvé chez le dentiste. Je ne suis même pas cité parmi les cinéastes célèbres. Voici jusqu’où peut aller la haine partisane. »
De fait, presque tout le monde l’évite. François Mauriac le traite de haut. Le jour de la mort du poète, il écrira dans son Bloc-notes : « Jamais libellule ne fut si évidemment condamnée à rester libellule. » Quand, pour se mettre dans le sillage de Sartre, il écrit en 1951 une pièce à thèse, Bacchus, Simone de Beauvoir note cruellement : « Ce vieux clown s’est soudain imaginé que Sartre le concurrençait. » Même Alain Resnais, un de ces jeunes dont il recherche désespérément l’amitié, le double effrontément dans la course à la gloire : L’Année dernière à Marienbad connaît à la rentrée de 1961 un triomphe absolu[28] et donne le coup de grâce aux prétendues audaces cinématographiques de Cocteau. Un an plus tôt, la sortie de son dernier film, Le Testament d’Orphée, lui vaut les hommages hypocrites de la profession pour un créateur en fin de vie et la totale indifférence du public. Dans le secret de son Journal inutile, Paul Morand écrira dix ans plus tard : « Effrayant avec le recul ! Cocteau y apparaît comme une sorte de Sacha Guitry du surréalisme. »
Parmi les grands de l’époque, Louis Aragon est l’un des seuls à le fréquenter. Mais avec des arrière-pensées politiques. À la Libération, Cocteau s’était placé sous la protection d’Éluard et d’Aragon : ils lui avaient évité les ennuis qu’aurait pu lui valoir sa conduite imprudente sous l’Occupation[29]. Le poète caméléon est devenu un inattendu compagnon de route du communiste Aragon, pour ne pas dire un vassal. En 1962, lorsque paraît Le Requiem, long poème de quatre mille strophes, il est salué par un silence assourdissant et quelques huées (Combat notamment), mais sans broncher Les Lettres françaises prennent la défense de Cocteau.
Il y a aussi Picasso, qui depuis toujours joue avec lui comme un chat avec une souris. Sa personnalité solaire et destructrice hypnotise le poète. Nous voilà en 1960-61. Dans son journal, Cocteau ne peut s’empêcher de revenir sans cesse sur cet amour jamais payé de retour. Il tient les comptes : Picasso lui avait de longue date fixé rendez-vous pour le déjeuner à Vallauris et s’est décommandé la veille, il ne donne plus signe de vie pendant des semaines puis le siffle à nouveau. Cocteau se meurt d’entendre le grand homme lui déclarer enfin : nous sommes de la même espèce, des égaux, les deux génies de l’époque. Mais Picasso ne dit rien, lui distribue deux ou trois compliments ambigus en guise d’aumône et déclare dans son dos : « Jean ? Ce qu’il fait de mieux ce sont les préfaces. » La force vitale de Picasso, tout comme sa royale indifférence au jugement des humains, obsède Cocteau[30].
Lui ne cesse de courir les vernissages et les dîners en ville, de se montrer dans tous les lieux à la mode. À trois reprises dans les années 1950 il préside le jury du festival de Cannes. Il saute dans des avions qui le mènent du Palais-Royal à Saint-Jean-Cap-Ferrat, à des rencontres d’écrivains à Varsovie, à des corridas en Espagne. Il accepte toutes les demandes d’interviews, tous les reportages, puis se plaint amèrement de ce que les journalistes ne s’intéressent qu’à ses exploits mondains. Début mai 1960, le voilà invité au mariage de la princesse Margaret à Londres, et il trouve que les journaux n’en parlent pas assez : « Je crois être le seul Français de France invité au mariage. C’est une chose que mes chers compatriotes n’avalent pas. Car la France est le seul pays ignorant de ce que j’y représente. » Il est incapable de refuser la moindre commande : le dessin d’un timbre pour le ministère des PTT, une affiche pour le Gala de l’Union des artistes d’octobre 1961, un article pour illustrer les photos de Lucien Clergue dans un magazine américain, une affiche pour un théâtre ouvert par Marie Bell à Londres. Bien qu’il prétende ne rêver que de solitude et de vie contemplative, il ne supporte pas qu’on cesse de parler de lui, note avec ravissement qu’un employé d’hôtel ou un serveur (jeune si possible) lui a demandé un autographe, que « des étudiants » ont applaudi à tout rompre une de ses prestations. Il prétend se moquer des honneurs officiels, mais son Journal contient des notations innombrables concernant sa cravate de commandeur de la Légion d’honneur pour laquelle il relance de Gaulle et harcèle André Malraux. À l’issue d’une consultation hâtive, à l’automne de 1960, il a été élu Prince des Poètes en remplacement de Jules Supervielle, mais ce modeste couronnement provoque une levée de boucliers orchestrée par le clan André Breton et encouragée par Jean Paulhan. Cocteau n’en finit pas de se torturer à ce sujet.
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Cocteau écrit dans son
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Il a beaucoup fréquenté le lieutenant Gerhard Heller, chargé par l’Occupant de la censure et des relations avec l’édition parisienne. Il a également publié le 23 mai 1942 dans le journal
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À propos de Picasso, le 1er octobre 1961 : « … et toujours cette crainte que j’ai du coup de pistolet de l’œil noir d’un vieil homme qui m’intimide après quarante-cinq années d’une amitié solide. » Le 12 septembre : « Le difficile pour moi consiste à rompre avec l’actualité (genre