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Il a besoin de compagnie. Faute d’en trouver auprès de ses pairs, il se rabat sur des seconds couteaux, trop heureux de se rehausser à son contact, et toujours disponibles : Annabel et Bernard Buffet, le peintre Georges Mathieu, artistes mondains s’il en fut, et même Dominique Ponchardier, l’auteur de la série d’espionnage des Gorilles ! Cocteau ne se fait pas trop d’illusions sur le génie de ses amis et note, en décembre 1960, à propos de l’épouse de Bernard Buffet, en faisant mine de la plaindre : « On vient de décerner le Prix du livre le plus nul à Annabel. Férocité de Paris. »

Le drame de Cocteau c’est qu’il est le Parisien absolu et rien d’autre. Ses contemporains lui reconnaissent tous les talents, mais l’ont finalement jugé sans profondeur. Comme s’il n’avait pas de mystère, pas de pays intérieur. Son jardin secret, c’est une enfance dorée au sein d’une famille privilégiée, oisive et cultivée. Il est arrivé à la gloire avant même d’avoir connu la vie, encore moins le malheur. Cocteau est transparent, vide, sans substance : « Il finit par intérioriser ces attaques et s’instaurer son propre juge, écrit son biographe Claude Arnaud. S’il ne douta jamais de son originalité littéraire, il put s’accuser de manquer d’existence et de racines[31]. »

Cocteau a commencé sa vie publique en « prince frivole », il a vécu puis vieilli de même, jeune homme juste de plus en plus flétri. Il a séduit, mais on ne l’a jamais vraiment pris au sérieux. Il aurait pu arriver la même mésaventure à Marcel Proust, mais celui-ci a été sauvé par sa maladie et son obsession de l’œuvre à finir. Le mondain sans substance s’est métamorphosé en créateur frénétique, presque mystique, un anachorète en chambre. Cocteau a eu le tort de ne pas avoir de vraie obsession. Il n’avait aucune chance de faire le poids face à des forces de la nature comme Picasso, André Breton ou Claudel, à des chefs de clan comme Louis Aragon, Jean-Paul Sartre ou Alain Robbe-Grillet, qui régnaient sur l’intelligentsia parisienne sans jamais se laisser engluer dans le parisianisme. Jean Genet, qu’il avait accueilli sous l’Occupation puis aidé dans la carrière, avait pour lui un passé tumultueux et un présent parfois scandaleux. Rapidement on écrivit que « si l’on trouvait des perles chez Cocteau on trouvait des lingots chez Genet[32] ».

Chez l’hyper-Parisien la futilité et la vacuité menacent. Patrick Modiano — dont on a déjà parlé — pourrait être considéré de cette espèce, mais il a transformé cette faiblesse originelle en une sorte de fascinant trou noir littéraire, un Paris de l’Occupation fictif, peuplé de fantômes, de personnages incertains, d’apatrides et de faussaires. Modiano est depuis quelques décennies et sans dévier de sa route le romancier inspiré du vide parisien. Françoise Sagan — sur laquelle en 1961 Cocteau a comme par hasard quelques mots dédaigneux — est l’une de ses héritières : une romancière de la frivolité et de la superficialité, mais assumées. Sagan n’avait d’autre prétention que d’être une styliste classique éminemment douée, qui trouvait un véritable plaisir à l’écriture.

Cocteau a continué après sa mort de faire des petits. On reviendra — au hasard — sur un personnage amusant, sympathique et insupportable comme Frédéric Beigbeder, rejeton de famille bourgeoise, auteur talentueux capable de saisir les modes et de séduire les foules (de jeunes), capable de réaliser un film, d’animer des émissions de télévision provocatrices juste ce qu’il faut. On se souvient de son émission littéraire sur Paris Première où lui-même, tous les chroniqueurs et tous les invités mâles avaient élégamment conversé pendant une heure entièrement nus. Fêtard et travailleur, collectionneur de beaux succès féminins, Beigbeder fait partie de ces jeunes gens de la capitale qui ont tous les talents ou presque mais dont on ne sait pas s’ils donnent des fruits. Il a cependant le bon goût de faire semblant de ne pas se prendre au sérieux, ce qui change tout. Serge Gainsbourg, autre enfant de Paname, fut toute sa vie un grand pianiste, un provocateur de génie, un surdoué de la musique et de la poésie, mais sut se cantonner dans — osons le terme — l’art mineur de la chanson sans prétendre laisser son nom dans les livres d’histoire.

Y eut-il personnalité plus hyper-parisienne que Sacha Guitry ? Certes non. Sacha était le fils de Lucien, acteur déjà célèbre, il ne connaissait que le pavé (chic) de Paris, était le causeur le plus drôle de son temps, un auteur prolifique, bref un chef, l’un des monarques de la scène parisienne. Mais, sauf erreur, il ne se prit jamais ni pour Shakespeare ni pour Molière — en tout cas il s’abstint de le claironner, et s’il le pensa, le garda pour lui. L’hyper-Parisien peut mener une vie de rêve en faisant fructifier son habileté et ses talents : il aura à tout le moins de l’argent, de belles femmes et du plaisir. Le drame surviendra s’il cherche de surcroît à se faire reconnaître comme le grand écrivain de son temps : c’est le syndrome Cocteau qui se profile. Deux ans avant sa mort, le touche-à-tout publie un énorme recueil de poésie dont on a déjà parlé et qui sera reçu dans une indifférence générale par la critique et le public : « J’estime, dans le Requiem, avoir écrit les plus beaux poèmes de la langue française », écrit-il le 17 août 1961 en toute simplicité. Le moins qu’on puisse exiger du pur Parisien c’est qu’il pratique l’autodérision, qu’il assume sa superficialité, qu’il admette sa connivence avec « l’effroyable frivolité du parisianisme », comme l’écrivait avec une mauvaise foi désolante le même Jean Cocteau à la fin de sa vie. Son erreur consista à se croire profond. C’est le danger mortel qui menace l’hyper-Parisien.

8

La revanche du provincial

Voici la bonne nouvelle : on peut rester un vrai provincial et être en même temps le Parisien le plus authentique qui soit, plein d’assurance tranquille et de malice, à l’occasion désagréable et intolérant. Le vrai Parisien, on l’a dit, se reconnaît au fait qu’il est parfaitement à l’aise dans son environnement, reconnu et respecté par ses pairs dans son milieu et sa corporation. Certains provinciaux arrivés dans la capitale dans la vingtaine en sont les parfaites illustrations : ils sont devenus des seigneurs, des puissances locales redoutées, même si leur nom n’apparaît jamais dans les pages people des magazines, car ils cultivent la discrétion.

Il est courant, on l’a vu, de se moquer des provinciaux qui se perdent dans les rues de la capitale et croient qu’Éric-Emmanuel Schmitt est un grand auteur de théâtre. Dans Les Parisiens, il y a près d’un quart de siècle, Alain Schifres brossait d’eux un portrait à peine acidulé :

Le provincial, c’est un monsieur ou une dame qui ne fréquente pas les salons, mais revient du Salon. On l’observe tout au long de l’année sur la ligne no 12 : celle qui mène à la porte de Versailles. Son attitude est bizarre. Il s’assoit sans vérifier si la banquette est propre. Il regarde le billet manuscrit que lui tend la Yougoslave au bébé endormi dans les bras. Il ouvre son Parisien à la page « Cabarets ». Surtout il échange des plaisanteries bon enfant avec ses compagnons[33].

Mais on trouve également des provinciaux qui ne se perdent jamais dans Paris et savent toujours où ils vont car pour l’essentiel ils ne se déplacent qu’à l’intérieur d’un circuit sécurisé où à chaque étape ils trouvent un visage familier, un allié sûr.

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31

Claude Arnaud, op. cit.

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32

Op. cit.

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33

Les Parisiens, Éd. Jean-Claude Lattès, 1990.