Il existe à proximité du métro Odéon un hôtel discret jouissant depuis sa reprise en main et sa rénovation il y a quelques années d’une belle réputation et de notations flatteuses dans les guides au rayon des établissements de charme. L’hôtel est d’autant plus prisé qu’il possède également un restaurant-bistrot de haut niveau et un bar à tapas qui fait salle comble à l’heure de l’apéritif. Ce mini-complexe touristique a une clientèle parisienne triée sur le volet, et il est impératif de réserver pour avoir une table au restaurant.
Le propriétaire des lieux, que nous appellerons M***, est natif d’une ville moyenne située en bord de Méditerranée. Son établissement a beau faire partie des lieux estampillés parisiens, il est également le point de chute d’une multitude de personnalités originaires de sa région natale. Comme par hasard, vous retrouvez pour l’apéro les chefs de cabinet de deux villes voisines de cette même région méditerranéenne, un homme d’affaires qui a réussi dans l’immobilier, un négociant en vins qui étale sa fortune et ses exploits amoureux. Si vous grattez un peu, vous constatez que tout ce que cette mini-région compte de notables, de maires, de présidents de chambre de commerce et d’industrie se donne rendez-vous chez l’ami M***, qui aura toujours une chambre disponible pour ses pays. Il se fait un point d’honneur de leur réserver un traitement préférentiel, de négliger au besoin de riches clients américains ou de petites célébrités parisiennes pour faire la conversation avec ses compatriotes du Sud. Ceux-ci, loin de se trouver perdus dans la capitale, ont ainsi un premier repère solide, qui s’ajoute à d’autres relais : un sénateur élu de leur département, un président de région qui a des bureaux à Paris, un ancien journaliste de la PQR — la presse quotidienne régionale — qui fait maintenant carrière dans la grande ville, un promoteur immobilier qui a bien réussi. Un exemple parmi tant d’autres. La capitale est jalonnée de discrets réseaux finistériens, languedociens ou bordelais, de points de chute discrets, familiers et rassurants où les « compatriotes » de la même région se retrouvent quand ils sont de passage.
Ces visiteurs venus de leur province profonde séjournent donc dans la capitale sans vraiment quitter leur terre natale, en prenant appui sur des enfants du pays qui ont brillamment réussi sur les rives de la Seine. Inversement, tous ces grands hommes de province à Paris à qui ils rendent visite ont le réflexe pour ainsi dire vital d’entretenir leurs réseaux d’origine, en se disant que ceux-ci leur resteront fidèles le jour où les affaires iront moins bien. Cela leur permet également de se poser vis-à-vis de leur clientèle parisienne, d’affirmer leur identité. Le Rastignac aux dents longues n’a rien de plus pressé que de faire oublier ou même de renier ses origines semi-campagnardes pour se fondre dans l’une des strates du Tout-Paris (édition, télévision, publicité, etc.). Le grand homme de province affiche au contraire avec fierté ses racines et ses antécédents familiaux, dont il a compris qu’ils sont la source et la preuve manifeste de son pouvoir. Le clan d’origine, c’est ce qui restera au provincial exilé lorsque ses « amis » de la capitale lui auront tourné le dos. Ce faisant, il montre à ceux-ci que lui-même existe en dehors d’eux, que sa vraie vie est ailleurs, qu’il ne se fait aucune illusion sur la sincérité de leurs sentiments. Et c’est avec le plus grand plaisir qu’il les néglige publiquement au profit de l’entraîneur d’un club local de rugby ou d’un grossiste en volailles, tous deux originaires de sa sous-préfecture de naissance. La fidélité à sa province est une autre forme supérieure de parisianisme : elle est la preuve qu’on est suffisamment à son aise pour envoyer promener ces snobinards venus de nulle part et qui se croient sur le Toit de l’univers.
Chez René, au bout du boulevard Saint-Germain, fut pendant quelques décennies l’un des bistrots les plus discrètement réputés de la capitale. La carte n’était pas variée, celle des vins se limitait aux crus du Beaujolais — du brouilly au saint-amour —, et la cuisine se signalait essentiellement par sa simplicité et sa robustesse. Mais il y avait toujours des radis au beurre, du céleri rémoulade, de l’andouillette. Les rideaux n’avaient pas été changés depuis longtemps, et les banquettes de moleskine avaient définitivement viré au vieux gris-rose. Presque jusqu’à la fin — c’est-à-dire la revente du fonds, au tournant du millénaire —, la maison n’accepta aucune carte de crédit, ce qui n’était sans doute pas une preuve d’arriération mais de bonne gestion, car un sou est un sou…
Sans être vraiment huppée, la clientèle comptait un solide fonds d’habitués, dont certains avaient pignon sur rue. Un soir, on l’a déjà évoqué, François Mitterrand, qui habitait à trois ou quatre rues de là et qui adorait la cuisine bistrot, y avait invité à dîner son vieux copain Helmut Kohl. La chose avait été mentionnée le lendemain dans Le Monde : c’était « la » consécration. Mais l’endroit n’avait même pas besoin de ce genre de gloire. Il faisait salle comble midi et soir et attirait ces gens bien informés qui adorent les adresses confidentielles.
Derrière le bar, une vieille photo d’origine rappelait que le père de l’actuel propriétaire avait ouvert Chez René en 1954 dans les murs d’un dépôt de bois et charbon. La famille venait de la région d’Auxerre. Le fils avait pris la relève vingt ans plus tard.
Son bistrot était en soi une success story, comme on dit en français actuel. Sans faire la plus petite concession à la modernité et aux modes passagères, il avait une partie du Tout-Paris à sa porte.
Il avait en outre pour singularité de se montrer le plus souvent désagréable : selon Alain Schifres, qui a écrit quelques belles pages sur le sujet dans Les Parisiens, c’est une vieille coutume des bistrots à la mode que de rudoyer les clients.
Un soir, deux jeunes gens new-yorkais dans le vent qui voulaient épater leurs petites amies les avaient emmenées dans ce bistrot pour habitués, l’un des derniers véritables à Paris. Le patron leur dit : il y a de l’attente. Le quatuor commande un apéritif au comptoir. Puis un second. Après trente minutes, aucun progrès. Une demi-heure de plus, et les quatre Américains élégants sont toujours au comptoir et ont perdu de leur superbe. Entre-temps, ils ont vu deux tables leur passer sous le nez, attribuées à des clients arrivés après eux. Oui, mais ils ont réservé, indique la caissière, qui essaie d’arrondir les angles. Comment ça réservé, on nous a dit que c’était impossible de réserver après le premier service ? Ils ont réservé, ce sont des habitués, précise la caissière. Encore quinze minutes de plus, et une troisième table leur passe sous le nez. Le plus francophone des deux jeunes gens, excédé, s’adresse directement au patron et lui fait savoir qu’ils attendent depuis une heure et quinze minutes, que trois tablées sont passées devant eux, et que finalement ils se demandent s’ils ne feraient pas mieux d’aller dîner ailleurs.
« Mais, cher Monsieur, répond le patron à voix haute pour que tout le monde entende, cela ne tient qu’à vous, il y a des restaurants à toutes les portes dans le quartier, et moi j’ai déjà trop de monde… »
Là-dessus il avait regardé en ricanant les Américains déconfits partir en claquant la porte.
Un autre soir, un trio se pointe, un soir de semaine vers vingt-deux heures, alors que les tables commencent à se libérer. Le redoutable Bourguignon arrive, calepin à la main, l’air vaguement menaçant. Les deux messieurs optent pour le plat direct, mais commandent tout de même une bouteille de mercurey. La dame explique qu’elle a été malade la nuit précédente et qu’elle ne prendra qu’un potage. Et en entrée ? demande le maître des lieux. Pas d’entrées ? L’affreux les dévisage un long moment en silence et laisse tomber avec un air dégoûté : « Eh ben dis donc ! » Ils n’avaient pas suffisamment commandé à son gré.