On suppose que ce patron était aimable avec Mitterrand lorsque celui-ci lui amenait le chancelier d’Allemagne. Peut-être faisait-il de même avec des visiteurs un peu connus. Mais en règle générale il prenait un plaisir manifeste à traiter cavalièrement tous ces clients qui croient que tout leur est dû, ou des Américains qui se la jouent branché, ça leur fera les pieds ! Il mettait en pratique ce vieux raisonnement appliqué par moult établissements parisiens : Je reçois qui je veux, et ceux qui ne sont pas contents, ils peuvent aller voir ailleurs.
En revanche, il y avait une catégorie de clients qu’il recevait avec toutes les manières et la bonne humeur qu’on réserve à la famille et aux amis d’enfance. C’étaient des habitués de longue date, de petits entrepreneurs bourguignons qui n’avaient pas grand-chose de citadin mais qu’il faisait passer devant tout le monde, des fournisseurs en vins de beaujolais avec qui il poursuivait d’interminables conversations à voix tonitruante, de manière que la moitié de la salle puisse profiter de leurs blagues façon Grosses Têtes car ici c’est chez moi ! Certains soirs, on constatait — trop tard — que plusieurs tables disséminées dans la salle étaient occupées par des habitués qui se connaissaient tous entre eux et, non contents de parler trop fort, s’interpellaient d’une table à l’autre.
C’est souvent comme ça ? avais-je demandé à la conciliatrice en chef, c’est-à-dire la caissière. « Ah ! évidemment, ce soir il y a les joueurs de bridge, dit-elle sur un ton mystérieux, et quand ils sont là… » S’agissait-il d’une amicale de bridge de la ville d’Auxerre, de Dijon ou d’ailleurs sur les anciennes terres de Charles le Téméraire ? En tout cas ces gens étaient d’évidence des habitués réguliers et se fréquentaient de longue date. Chez René était l’un de leurs repaires familiers, un de ces endroits où ils se retrouvaient comme au pays et pouvaient en toute tranquillité envoyer promener ces insupportables Parisiens, à commencer par ceux qui avaient choisi de venir dîner dans ce restaurant ce soir-là et avaient l’outrecuidance de se croire partout chez eux. De narguer les Parisiens — ou ceux que l’on considère comme tels — et si possible de leur empoisonner la vie est une attitude éminemment parisienne, un signe irréfutable d’adaptation aux mœurs locales.
Un journaliste en vogue — pourtant né à Lyon — m’expliquait un jour au détour d’une phrase que, bien entendu, il existe dans la capitale des réseaux lyonnais discrets et plus ou moins souterrains, au sein du commerce, de la banque, de l’industrie, de la haute fonction publique ou des médias. Ces « expatriés » se sont connus au lycée ou à l’université et se sont retrouvés à Paris en début de carrière. Ils ne se fréquentent pas nécessairement avec assiduité, mais ils ne se perdent pas de vue. Ils entretiennent des relations à géométrie variable : parfois strictement professionnelles, parfois plus intimes, et on voit de beaux mariages d’amour (et d’intérêt) se conclure parfois au sein de la communauté en exil. En cas de problème ou de vrai coup dur, il arrive que le réseau d’entraide se mette en marche : on trouvera un premier boulot au neveu machin qui vient de débarquer à Paris, on se filera des tuyaux pour les contrats, les appartements, les combines les plus diverses. Cela vaut pour les Lyonnais, les Bordelais, les Toulousains, les Alsaciens, les Bretons, les Marseillais et les Corses. Certains réseaux se voient à l’œil nu, d’autres sont plus discrets, voilà tout. Mais tous imprègnent les profondeurs de la vie parisienne.
Il y a une vingtaine d’années, peut-être un quart de siècle, j’étais attablé à une terrasse à l’angle du boulevard Beaumarchais et de la place de la Bastille lorsque je vis le début d’une manifestation d’un style inusité. Ce boulevard, à longueur de semaine, voit défiler les trois quarts des manifestations de la capitale : République-Bastille, c’était le parcours attitré du Parti communiste (avec une variante pour les grandes occasions : République-Nation), cela reste celui de la CGT et des défilés syndicaux unitaires, des nationalistes kurdes ou des défenseurs des sans-papiers. On y voit aussi parader les différentes oppositions africaines après un coup d’État militaire, et on y a souvent vu la Gay Pride. En saison, il est rare qu’une semaine s’écoule sans qu’on voie un défilé, petit, moyen ou grand, sous les regards blasés des commerçants, qui ont depuis longtemps cessé de baisser leur rideau de fer car les manifs entre République et Bastille sont toujours ordonnées et bien tenues en main. Quand elles sont de dimension modeste, on voit depuis la tête du défilé la petite armada verte des engins de nettoyage de la Ville de Paris qui ferme la marche, ramasse les papiers gras et autres tracts abandonnés. Vingt minutes plus tard, il ne reste plus aucune trace de l’événement.
« Alors c’est qui aujourd’hui ? ai-je demandé au serveur d’une brasserie de la place de la Bastille.
— Ah ! Ce sont les Aveyronnais de Paris qui défilent. Ils fêtent un anniversaire, un centenaire, je crois. »
Le cortège ressemblait à une cérémonie religieuse, un enterrement ou un Te Deum. Tous les participants avaient revêtu des habits traditionnels, lourds, noirs et ornementés. Ils marchaient derrière de grandes bannières, de grandes images, des oriflammes portées à bout de bras. Tout le monde se déplaçait avec une lenteur cérémonieuse au rythme d’une fanfare qui reprenait inlassablement le même thème.
Où allait le défilé ? Dans mon souvenir il tournait autour de la place et n’allait nulle part. Il ne revendiquait rien, n’avait pas d’objectif stratégique. Il donnait plutôt l’impression de constituer une démonstration de force et de prestige, de vouloir marquer son territoire, comme le font les lions mâles dans la savane. C’était peut-être un défilé de la victoire pour les Aveyronnais de Paris, peut-être célébraient-ils l’anniversaire d’un événement ancien, l’ouverture de la première grande brasserie aveyronnaise, la création d’une première corporation, d’une association de défense et d’entraide. Ils tournaient avec lenteur autour de la place avec l’air de dire : cent ans, deux cents ans plus tard, nous sommes toujours là, nous faisons étalage au grand jour de notre puissance qui, le reste du temps, reste invisible aux yeux du commun.
Est-il vrai, comme me l’avait dit un soir de novembre, sans penser le moins du monde qu’il exagérait, le patron d’un café à la mode de la rue du Pas-de-la-Mule, que « ce sont les Aveyronnais qui tiennent Paris » ? Il m’avait même précisé : « Ce n’est pas l’Aveyron qui tient Paris, c’est l’Aveyron nord. » Autrement dit Rodez et sa région, d’où viennent beaucoup de ces marchands de bois et charbon montés dans la capitale au début du XXe siècle et qui ont produit un impressionnant réseau de brasseries et bistrots célèbres, Lipp, La Coupole, le Balzar, les grands cafés de la place des Vosges, puis le café et l’hôtel Costes, entre autres.
Pourquoi avaient-ils choisi la Bastille pour célébrer cet anniversaire ? Je ne le sais pas exactement. Il est vrai qu’à une époque le quartier, du côté de la rue de Lappe et de la Roquette, comptait beaucoup de bois et charbon. Peut-être cette célébration avait-elle un rapport avec la fondation, le 14 juillet 1882, de l’un des plus importants journaux de la capitale : L’Auvergnat de Paris[34]. Pendant plus d’un siècle ses petites annonces détinrent un quasi-monopole sur les transactions d’importance dans le secteur des bistrots. Dans sa version papier l’hebdomadaire cessa de paraître en 2009, car les petites annonces avaient définitivement émigré sur Internet, mais il reparut en 2010 dans un format magazine. Le titre avait été tellement illustre et puissant pendant plus d’un siècle qu’il en était devenu un objet culte.
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On dira à juste titre que l’Aveyron ne fait pas partie de la région Auvergne. Mais sa partie nord, autour de Rodez, se rattache indéniablement au Massif central. L’immigration aveyronnaise ou auvergnate à Paris avait souvent les mêmes secteurs d’activité et le même profil sociologique. Boulevard Henri-IV, Le Réveil, qui resta jusqu’à la fin du XXe siècle l’un des derniers vrais bistrots parisiens, était tenu par un couple, lui du Cantal, elle de l’Aveyron, preuve que l’amour peut transgresser les frontières et les interdits ancestraux.