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À Paris l’Aveyronnais ne claironne pas son identité, il se contente de l’afficher tranquillement. La formidable réputation du département le précède. Cette notoriété, entretenue dans un certain flou en y ajoutant les « exploits » des ressortissants des départements voisins, a pris dans la capitale les dimensions d’une véritable légende urbaine. Il y a une vingtaine d’années[35], Le Monde, journal sérieux entre tous, affirmait qu’à Paris les Rouergats tenaient cinquante pour cent des bistrots et quatre-vingts pour cent des bars-tabacs — un chiffre invérifiable et sans doute un peu exagéré, mais qui donne une idée de leur place prépondérante dans la limonade parisienne. Selon Philippe Meyer, il se dit autour de Rodez et de Villefranche-de-Rouergue que « Paris est la plus noble conquête de l’Aveyron[36] ». Plus souvent qu’on ne le croit, il arrive que le provincial prenne sa revanche sur Paris.

III FIGURES

9

Les petites brahmanes

Qui donne le ton sur les rives de la Seine ? Qui dit le bon goût ? La petite brahmane — c’est ainsi que nous la baptiserons —, bien entendu. Elle est omniprésente, elle est la référence, la Parisienne absolue. Sur ce territoire où, on le sait, il est mal vu de parler d’argent, elle occupe le haut de l’affiche depuis toujours, ou disons depuis l’invention des salons et de la conversation spirituelle.

La petite brahmane est une personne de la bonne société qui s’intéresse aux arts, à la littérature, aux choses de l’esprit — éventuellement à la politique — et manifeste un dédain discret et définitif pour le salaire de ses interlocuteurs, le prix d’achat de la villa de bord de mer où elle s’est retrouvée pour le week-end. Elle ne s’étonnera jamais d’avoir été invitée au Grand Véfour et ignorera superbement le montant de l’addition en fin de repas. Si elle monte dans un avion en première classe ou si elle est logée à Cannes au Carlton dans une chambre avec vue sur mer, elle n’aura pas le mauvais goût de demander qui a payé. Pour elle, l’argent n’existe pas, n’a aucune importance : on n’a pas besoin d’argent pour aller déjeuner dans un grand restaurant, se désaltérer au Dom Pérignon et mener la vie de château. Si l’on appartient au monde qu’il faut, on ne passe jamais à la caisse et on n’a pas à calculer sa part au restaurant. C’est pourquoi la petite brahmane, à partir du moment où elle a réglé la question de son logement, et dans un quartier adéquat, n’est même pas tenue d’avoir une fortune personnelle ou de disposer d’un salaire considérable pour frayer dans les hautes sphères.

À l’époque de Proust, la brahmane était obligatoirement de la haute société. Les femmes de la bourgeoisie ordinaire restaient dans l’ombre, confinées dans leurs beaux appartements, elles supervisaient l’éducation des enfants, surveillaient la domesticité, s’occupaient des œuvres et organisaient la vie professionnelle de leur mari. Elles n’avaient aucune existence publique. La brahmane visible, celle qui alimentait les gazettes mondaines et les ragots, était donc par définition une grande brahmane.

L’abbé Mugnier, arrivé à Paris de sa Corrèze natale avec sa vieille soutane et ses grosses godasses, connut la célébrité à trente ans pour avoir réussi l’exploit de ramener le romancier Huysmans dans le droit chemin de la religion catholique. Il devint le « confesseur des duchesses » ou « l’apôtre du faubourg Saint-Germain », et le resta de la fin du XIXe jusqu’à sa mort en 1944. Son Journal, qui court de 1879 à 1939, nous amène — à diverses époques — dans les salons de la comtesse de Talleyrand, de la princesse Wittgenstein, dans les jardins du Ritz où il déjeune avec la princesse Hélène Soutzo, son mari Paul Morand et la comtesse Adhéaume de Chevigné, née Laure de Sade. À table on parle d’« un Juif, docteur à Vienne, Freud, qui a une théorie particulière : rêve, libération des conflits, etc. ». Quelques jours plus tôt, il était reçu chez le comte Aimery de La Rochefoucauld, qui « gémissait sur le socialisme qui gagne les domestiques eux-mêmes : ils étaient venus, très respectueusement d’ailleurs, dire à leur maître que le sucre auquel le carnet leur donne droit est bien pour eux[37]… ». (C’était la guerre et il y avait des carnets de rationnement.) À un autre moment, on le retrouvait, un soir de décembre 1919, « après dîner vers 10 heures » chez la princesse de Polignac, en compagnie de la vicomtesse de Noailles et de son mari, du général Mangin et de la duchesse de Guiche : « Mme de Noailles, écrivait-il, avait été éblouissante au dîner où elle avait défendu les bolchevistes, Lénine, etc.[38]. » Chez les grandes brahmanes de ce début de XXe siècle, on avait de l’esprit, de la curiosité, on affichait un certain non-conformisme. Un signe irréfutable : « Les femmes, les jeunes filles de la haute société fument maintenant devant leurs mères. Les d’Hinnisdal, mère et fille, fumaient l’autre soir », nota l’abbé Mugnier en juin 1907.

Le monde des grandes brahmanes était un univers où l’on n’entrait que par cooptation. Un patronyme illustre, des services éminents rendus par le mari à la Nation (Collège de France, diplomatie, politique, administration, banque) permettaient d’y accéder. Des exploits dans le champ littéraire pouvaient être une carte de visite acceptable, à la condition d’avoir de bonnes manières à table. Même avec des origines modestement bourgeoises, les grands écrivains étaient les bienvenus chez les duchesses et les princesses. Paul Valéry, Marcel Proust ou Jean Cocteau avaient ainsi leurs habitudes au Ritz et dans les salons. Certaines grandes mondaines — Anna de Noailles ou la princesse Bibesco — faisaient elles-mêmes partie du monde littéraire, ce qui conférait une forme d’anoblissement définitif à cette activité. Colette, Sarah Bernhardt ou Marie Laurencin, qui auraient été à une autre époque des parias, se retrouvèrent de ce fait invitées dans les salons et intronisées grandes brahmanes. Parmi les stars féminines il y avait donc également des artistes et des poétesses, dont la gloire finissait par se confondre avec celle des grandes mondaines à voilettes et particules qui se pavanaient au Crillon ou à l’hippodrome de Longchamp.

Mais nous voilà désormais en démocratie. Mieux : en république. Les noms à particules n’impressionnent plus que des midinettes attardées et les lectrices de Point de vue Images du monde. Stéphane Bern, qui a sincèrement la marotte des têtes couronnées, a certes un public non négligeable, mais pas nécessairement le plus dynamique, jeune et influent. Quand on évoque des grands prix à Auteuil ou Chantilly, on ne peut s’empêcher de revoir en songe Éric Woerth en queue-de-pie, un Aga Khan ou un baron de Rothschild, des membres éminents du Jockey Club, bref un univers décati qui n’intéresse plus grand monde. Les rallyes dans le 16e et les bals de débutantes suscitent davantage de sarcasmes que de fantasmes.

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35

« La bistrocratie aveyronnaise de Paris », Le Monde, 1er février 1994. Ces chiffres, qui fournissaient un ordre de grandeur, doivent être aujourd’hui sérieusement revus à la baisse en raison de l’arrivée massive des Chinois dans ce secteur d’activité, notamment des immigrés originaires de Wenzhou, une ville au sud de Shanghai. Selon Le Point du 23 août 2012, ils seraient aujourd’hui propriétaires de… 60 % des bars-tabacs franciliens ! (« L’intrigante réussite des Chinois en France. »)

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36

Paris la Grande, Flammarion, 1997.

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37

Journal de l’abbé Mugnier, Mercure de France, 1985.

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38

Id. ibid.