J’avais eu moi-même l’occasion dans les années 1980, en tant que journaliste étranger en quête de sujets exotiques, de croiser le regretté comte de Paris. Il s’agissait là, en l’occurrence, d’une imitation de tournoi à cheval entre figurants professionnels équipés de lances en plastique, et cela se déroulait sur le parking d’un centre commercial de la porte des Lilas. Abordant le noble prétendant au trône, je lui avais demandé s’il ne trouvait pas désolant qu’on en soit arrivé à organiser des joutes de chevalerie sponsorisées par les centres Leclerc. « Que voudriez-vous, mon ami ? Qu’ils financent des courses de Formule 1 ? Mais elles existent déjà », avait-il répondu sur le ton las de celui qui a renoncé à faire concurrence aux chanteurs de variétés dans le cœur des jeunes filles, ou même à intéresser Paris Match.
Ni les grandes fortunes ni les patronymes illustres ne garantissent plus le ticket d’entrée dans les milieux les plus en vogue. Évidemment, il paraît plus décoratif et gratifiant de s’appeler Adélaïde de Clermont-Tonnerre — ou Alix Girod de l’Ain — plutôt que Martine Durand, surtout quand on est de surcroît bien de sa personne et qu’on nourrit quelques ambitions de carrière. Mais cela ne serait pas d’un grand secours si les deux nobles damoiselles n’étaient pas en même temps des journalistes talentueuses, toniques et pleines d’aplomb, qui par ailleurs tâtent de la littérature légère avec esprit. Si on leur accorde volontiers le titre de brahmane, ce n’est pas en raison de la particule et du physique flatteur — qui certes ne nuisent pas — mais parce qu’elles font une jolie carrière dans les médias, le journalisme culturel et la conversation spirituelle, trois disciplines reines dans la bonne ville de Paris.
Aujourd’hui, Paris est peuplé d’une multitude étonnante de petites brahmanes qui peuvent prétendre au titre de grandes brahmanes, lequel se mérite par des succès obtenus dans des domaines touchant de près ou de loin à la culture et aux médias. La plus haute marche du podium est envisageable pour la plupart de celles qui à vingt ans se jettent dans la mêlée : elles ont bac plus quatre, sont attachées de presse, assistantes de production à la télévision, assistantes tout court dans le cinéma, salariées dans la pub et la com, journalistes locales, journalistes nationales, dans la presse, à la radio ou sur une chaîne de télévision. D’autres sont salariées dans une galerie de peinture, dans un musée, dans un théâtre privé, un théâtre public, un opéra, un festival. Elles travaillent dans la mode, le design, la photo ou le show-business. Et bien sûr elles sont intermittentes du spectacle. L’essentiel, c’est de se trouver au plus près du pôle magnétique, là où l’on peut nouer des relations agréables et utiles, puis rêver de grimper vers les sommets.
Comme partout dans le monde, beaucoup de petites brahmanes rêvent du coup de baguette magique qui les transformera à vingt ans en rock star ou en vedette de cinéma. Certaines parfois continuent comme de simples midinettes d’espérer un beau mariage avec un prince ou, à défaut, un monsieur très riche : mais ce n’est pas un rêve de vraie brahmane, car on sait le peu de respect qu’on a à Paris pour les hommes du commerce et de la finance. Passe encore s’il s’agit, on l’a vu, de François Pinault ou de Bernard Arnault, qui se sont fait pardonner leurs prosaïques activités commerciales en pratiquant le mécénat de haut niveau. Mais un promoteur immobilier qui aurait fait fortune en vendant des lotissements à Bergerac ! Les petites brahmanes ont d’autres modèles de réussite en tête.
Le parcours de Françoise Giroud fut pendant quelques décennies la référence absolue. À juste titre. Une famille bourgeoise aux origines cosmopolites et compliquées. Une enfance pauvre. Un physique agréable et charmeur sans plus. Une entrée à seize ans sur le marché du travail avec un diplôme de dactylo. Par son énergie et son ambition, Françoise s’était retrouvée à vingt ans script de Jean Renoir. Début de la trentaine, elle était l’une des journalistes les plus célèbres de la capitale. Quelques années de plus, à la tête de L’Express, elle faisait partie des personnalités d’influence dans la capitale. C’est autour de sa table, à son domicile parisien, qu’en 1971 s’opéra le rapprochement entre les mitterrandistes et le Parti communiste qui allait mener au Programme commun de gouvernement. Partie de rien ou presque, Françoise Giroud avait atteint les plus hauts sommets.
Elle n’est pas la seule dans ce cas. Anne Sinclair était entrée comme simple journaliste à Europe 1 en 1973 à l’âge de vingt-cinq ans. Sans que cela ait quoi que ce soit à voir avec la fortune de sa famille, elle était également devenue en une dizaine d’années la journaliste la plus importante de la télévision avant de faire dix ans plus tard un remariage d’amour avec Dominique Strauss-Kahn, qui devint numéro deux du gouvernement Jospin, puis patron du FMI et faillit sans doute devenir président de la République en 2012. Christine Ockrent a eu également dans un premier temps un brillant parcours avant de connaître différents déboires ; elle était devenue elle aussi l’une des grandes journalistes du pays. Michèle Cotta, née en 1937, n’était pas sortie de rien puisque son père avait été maire SFIO de Nice à la Libération. Mais elle avait commencé sa carrière à la fin des années 1950 comme simple pigiste à Combat avant d’être recrutée à L’Express par Françoise Giroud, qui misait ouvertement sur de jeunes femmes séduisantes pour aller soutirer des confidences aux puissants de la politique (Catherine Nay, qui devait aller loin elle aussi dans la carrière, fut également, si j’ose dire, un « bébé Giroud »).
L’univers médiatique est une voie royale, mais il n’y a pas que lui. Des femmes ont fait ou font de belles carrières dans l’édition, telles Teresa Cremisi, Françoise Verny en son temps, Odile Jacob. Très polyvalente, Régine Deforges, arrivée dans les années 1950 de Montmorillon à l’âge de vingt ans, a été d’abord une éditrice célèbre et sulfureuse à la tête de L’Or du temps puis une romancière comblée par le succès phénoménal de la saga La Bicyclette bleue. Combien de jeunes femmes cultivées ne rêvent-elles pas, avec une certaine vraisemblance, de faire une carrière à la Régine Deforges ? Dans l’édition, toute attachée de presse un peu ambitieuse peut concevoir le projet de devenir directrice de collection, voire directrice littéraire, ou à tout le moins chef du service de presse d’une grande maison. Elle peut également ambitionner de fonder un bureau de presse indépendant et de gérer de gros budgets dans le domaine du cinéma ou des variétés, ou de diriger la communication d’une major du disque, voire d’être nommée à la tête du bureau de presse d’un festival de premier plan (au hasard : le festival de Cannes). Une attachée de presse confirmée, qui coiffe la communication d’Universal ou de Gallimard, de Christian Dior ou même seulement de Johnny Hallyday, est à tout le moins une moyenne brahmane, on s’incline devant elle. Une diplômée en histoire de l’art ou en muséologie peut fort bien s’imaginer accéder aux plus hauts échelons du musée d’Orsay ou du Louvre, telles Françoise Cachin ou Anne Pingeot en leur temps. La petite brahmane peut à juste titre rêver de gloire, de prestige — l’argent n’est pas prioritaire —, car il arrive que le rêve se réalise, ou en tout cas qu’on grimpe dans la hiérarchie jusqu’à une situation qui inspire le respect : administratrice d’un théâtre privé, assistante d’un propriétaire de galerie, productrice à la télévision, directrice de collection au sein d’une grande maison d’édition, c’est-à-dire moyenne brahmane certifiée, ce qui est déjà bien.