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I

BALISES

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Le cadeau d’Adolphe Thiers

Le Parisien est un personnage survolté. Paris est un champ de bataille. Une cocotte-minute dont l’inventeur, on le verra, est un certain Adolphe Thiers, mieux connu pour ses exploits de « massacreur de la Commune ».

Simple coïncidence, mais dans cette ville on s’échauffe aisément, pour un oui ou pour un non. Au café, le garçon s’empresse de vous chasser de la table que vous venez de trouver en bordure de terrasse au prétexte qu’elle est déjà réservée, ou qu’il escompte y caser quatre clients, ou encore qu’à partir de onze heures du matin elle est « montée » pour le déjeuner et que vous serez bien plus tranquille au fond du café face aux toilettes. Le buraliste accepte de vous vendre des cigarettes ou des timbres, mais en vous faisant comprendre avec l’amabilité d’un bouledogue qu’il s’agit d’une faveur relevant de son libre arbitre, et si ça ne vous convient pas vous pouvez toujours aller ailleurs, il y a des tabacs à tous les coins de rue et d’ailleurs ça ne me rapporte rien, des clopinettes ! Le chauffeur de taxi balance entre l’intimidation et le fatalisme désabusé avant même que vous ayez indiqué votre destination et vous fait comprendre, si vous exprimez des doutes sur la direction qu’il a empruntée, qu’il n’a pas besoin de vos conseils pour choisir l’itinéraire. Si naïvement vous vous avisez de lui faire remarquer que vous avez attendu vingt bonnes minutes avant de voir apparaître une voiture libre, il vous fait savoir sur un ton lourd de menaces qu’il y a déjà bien trop de taxis dans Paris mais qu’ils sont tous coincés dans les bouchons. D’ailleurs vous vous trouvez justement rue de Rivoli, dans un embouteillage terminal où les automobilistes se défient du regard quand ils se trouvent bord à bord, chacun soupçonnant l’autre de profiter d’un moment d’inattention pour le doubler d’une superbe queue de poisson. Sous vos yeux et jusqu’à l’horizon, un amas de tôles surchauffées parfois animé de coups de klaxon nerveux et de bordées d’injures des plus diverses — alors t’avances ton tas de ferraille eh ducon ! — , tandis que des nuées de desperados à deux roues se faufilent entre les voitures lorsqu’il reste le moindre espace, envahissent les couloirs de bus, bondissent sur les trottoirs lorsqu’il n’y a pas d’autre issue et surgissent à nouveau sur la chaussée pour se remettre en pole position au prochain feu de circulation. Très souvent il s’agit de coursiers, francs-tireurs qui constituent une sorte de poste urbaine parallèle et passent leurs journées à sillonner la ville pour le compte d’innombrables services de messagerie. Le coursier est un personnage hautement emblématique, une célébrité locale.

Bien sûr, il existe, surtout dans la matinée, des îlots de paix et de tranquillité, microquartiers situés à l’écart des principales voies de circulation, portions urbaines situées loin du centre-ville, squares et jardins. Mais même ces oasis commencent à se peupler dès le début de l’après-midi, pour peu qu’il ne fasse pas un froid polaire ou qu’il ne tombe pas des hallebardes : dans le Marais, purement résidentiel et préservé des badauds il y a un quart de siècle, la place des Vosges, devenue le rendez-vous des cars de touristes, ou la rue des Francs-Bourgeois, désormais investie par les boutiques de vêtements, grouillent de monde dès qu’il y a un rayon de soleil et parfois quand il n’y en a pas. Le parc des Buttes-Chaumont ressemble au paradis terrestre, à condition de le fréquenter à onze heures du matin, en dehors des week-ends et des vacances scolaires. Il y a des grandes villes occidentales où l’on doit presque chercher la foule : à Londres, vous vous croirez dans une ville de province si vous vous cantonnez aux quartiers de Chelsea ou South Kensington, encore mieux Hampstead, si vous évitez Oxford Street et les abords des gares. À Paris c’est le contraire : il faut être fin connaisseur pour échapper à la foule. Partout règnent le vacarme et la promiscuité. Exemple, le secteur des Grands Boulevards, régi par une activité ininterrompue de six heures du matin à minuit. Les rues du Sentier sont perpétuellement surpeuplées parce que c’est le Sentier, le temple de la fringue. Les quartiers des gares sont normalement agités du matin au soir et deviennent frénétiques aux heures de pointe. Il en va de même des abords des Galeries Lafayette ou du Bazar de l’Hôtel de Ville en temps normal. Dans les semaines précédant les fêtes de fin d’année ou pendant les soldes, on y risque sa vie dans les mouvements de foule. Mais pour quiconque est un usager régulier du métro, du redoutable RER, des stations Châtelet ou Gare-du-Nord aux heures de pointe, cette concentration humaine n’a rien que de très banal.

Le Parisien a toutes les raisons d’être d’humeur agressive. Non seulement la ville est surpeuplée, mais sa population explose tous les jours de la semaine. À partir de six heures du matin affluent pour le travail un million de salariés venus de banlieue[4], les susdits coursiers, les vendeurs des grands magasins, de Conforama, de Darty, de Castorama, les garçons de café, les personnels d’entretien et de sécurité des immeubles de bureaux, les employés et cadres des banques et des assurances, sans compter tous ceux qui se contentent de transiter par Châtelet, Nation ou Gare-du-Nord pour se rendre à leur travail en banlieue ouest. Pendant ce temps, quelque trois cent mille Parisiens prennent leur voiture, un taxi ou les transports en commun pour rallier leur bureau, au-delà du périphérique, généralement à la Défense, Issy-les-Moulineaux ou Suresnes. À ce flux considérable il faut ajouter, dans une moindre mesure, les touristes, les provinciaux et d’autres banlieusards qui viennent pendant la journée flâner dans Paris. Cela fait du monde, dans les gares, dans le réseau du RER ou de la RATP, qui enregistrent quatre millions ou cinq millions de passages quotidiens. À lui seul, le RER B, qui dessert notamment les banlieues nord, en comptabilise neuf cent mille. Pour ce qui est de la circulation automobile, elle se résume à un embouteillage pratiquement ininterrompu sur les grands axes est-ouest et nord-sud. Le franchissement du boulevard Sébastopol par un automobiliste qui a emprunté la rue de Rivoli entre la Bastille et la Concorde est une aventure incertaine qui met les nerfs à rude épreuve.

Cet état de crise permanente connaît des pics à intervalles réguliers. Heure de pointe le matin entre sept heures et neuf heures. Heure de pointe le soir de dix-huit à vingt heures. Aggravation régulière du phénomène le vendredi soir, lorsque les familles prennent rituellement la direction de leur résidence secondaire dans la forêt de Fontainebleau, en Normandie ou en Bourgogne. La congestion devient générale aux portes sud et ouest.

L’affaire prend des proportions épiques en cas de petit imprévu supplémentaire. Les manifestations syndicales ou politiques les plus importantes se déroulent toujours à Paris, comme il se doit. Souvent le samedi, heureusement, car cela gêne moins qu’un jour de semaine. Cependant il y a de nombreuses exceptions à la règle, notamment lorsqu’il s’agit de manifestations lycéennes et étudiantes. Il arrive que la paralysie d’un secteur localisé de la ville finisse par gagner progressivement les autres quartiers. Autre particularisme sympathique : les visites officielles. Je me souviens du premier voyage officiel à Paris de Mikhaïl Gorbatchev au milieu des années 1980 sous le premier septennat de François Mitterrand. La totalité des Champs-Élysées et une bonne partie des rues avoisinantes avaient été entièrement interdites à la circulation, ce qui avait eu pour effet de provoquer de monstrueux bouchons à travers toute la ville. Apparemment, les gouvernements qui se sont succédé depuis quinze ou vingt ans ont pris la mesure de l’impopularité de ces cortèges officiels qui sont aujourd’hui moins voyants et moins nombreux. Paris est un vase déjà bien rempli en temps normal, et il suffit d’une goutte pour qu’on le voie déborder.

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Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Sociologie de Paris, La Découverte, 2012.