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La petite brahmane est une espèce répandue à Paris, car elle vibrionne toute la journée d’un coin à l’autre de la ville, et le soir semble jouir du don d’ubiquité. Car bien sûr elle habite Paris, contrairement aux employées des banques, des commerces et des grands magasins, et même des membres de l’Éducation nationale qui ne sont pas héritières. Celles-là repartent le soir dans leur banlieue, où elles ont émigré faute d’avoir les moyens d’élever leurs enfants intra-muros. La petite brahmane reste dans les murs après le couvre-feu. Elle est ici chez elle.

Le midi, elle déjeune sur le pouce près du travail en avalant un quart d’eau minérale, à moins qu’elle ne soit réquisitionnée pour un déjeuner professionnel, ou encore qu’elle invite sur ses notes de frais. On la retrouve dans de petits bistrots de Saint-Germain ou au Récamier si elle est dans l’édition, dans des brasseries de Montparnasse ou de la place de l’Alma s’il s’agit de show-business ou de télévision. À l’heure de l’apéro on la verra au bar du Lutétia (hémisphère gauche), au Plaza Athénée ou à L’Avenue, point de ralliement très mondain ces jours-ci dans l’avenue Montaigne (hémisphère droit). Entre deux rendez-vous elle aura eu le temps de courir faire en vingt minutes les soldes au Bon Marché ou boulevard Saint-Germain. Le soir, elle repartira impérativement du boulot à 18 h 30 pétantes pour aller récupérer son gamin, qu’elle élève seule, car bien souvent elle est séparée ou divorcée. Le seul endroit où on ne la voit à peu près jamais, c’est dans le métro, qu’elle ne fréquenterait sans doute qu’en cas de guerre mondiale. En revanche elle se déplace volontiers en bus et s’en vante : c’est un mode de transport à la fois de bon goût et sans prétention. Elle possède, à un degré variable, une science approfondie des quartiers où il fait bon se montrer, des bistrots et restaurants où l’on croisera d’autres gens de son milieu, des destinations de vacances à fréquenter, des arrondissements où il convient d’habiter. Elle a mené il y a très longtemps la reconquête du 5e arrondissement à partir du quartier Mouffetard. Plus récemment elle était impliquée dans le processus de gentrification du 3e. Aujourd’hui, après avoir présidé à la boboïsation du faubourg Saint-Antoine, elle a jeté son dévolu sur le 20e, ses anciens ateliers, les abords du Père-Lachaise, et elle s’intéresse désormais à Belleville. Elle allait manger un couscous le soir chez Omar, rue de Bretagne, à l’époque où l’endroit n’était pas encore envahi par les touristes, mais elle fréquente encore le marché d’Aligre malgré tout.

Fatalement vous la croisez à tout bout de champ, à des terrasses de café, dans des restaurants bien notés, dans des files d’attente au cinéma et bien sûr dans l’un des innombrables cocktails qui se donnent chaque soir dans des galeries, des librairies, des ministères, des musées, au théâtre du Rond-Point, à Chaillot, à Beaubourg et au « 104 », immense et magnifique lieu culturel implanté sur le site des anciennes pompes funèbres de Paris, au cœur du 19e arrondissement, en terre de mission.

On la reconnaît de loin. Dès qu’elle sort de chez elle, elle est habillée avec un goût parfait, à la mode mais pas trop, bien que d’une manière qui paraîtrait outrageusement — ou insidieusement ? — sexy ou provocante aux yeux d’observateurs vaguement puritains ou de féministes anglo-saxonnes ou d’Europe du Nord[39]. Mère célibataire ou pas, elle consacre beaucoup de temps et d’énergie à son apparence, à sa forme et à sa ligne. Lorsque vous la croisez ou qu’on vous la présente, vous vous interrogez : attachée de presse ? assistante dans une boîte de prod ? journaliste débutante pigiste ? salariée à Libé  ? À la fin vous vous demandez si le secteur culture-communication n’est pas la seule entreprise survivante à Paris en dehors de la police et des ministères, des boulangeries et commerces de proximité, de Darty et des grands magasins. Et vous n’êtes pas si loin de la réalité.

Les statistiques du ministère de la Culture citées par les sociologues de « la haute », Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot[40] datent principalement de 1999 et confondent souvent les données concernant Paris et celles concernant la région parisienne, mais elles fournissent un ordre de grandeur irréfutable.

En 1999, donc, plus de quarante-cinq pour cent des actifs recensés en France dans le secteur culturel se trouvaient en région parisienne et pour l’essentiel à Paris. Pour la production de films ou de programmes de télévision : 87 % des emplois. Pour les éditions de livres : 70 % ; de revues et magazines : 74 %. La presse quotidienne a forcément une composante régionale forte et seulement 25 % de ses emplois se trouvent en Île-de-France. Mais pour les agences de presse et les journalistes indépendants, 71 % des actifs sont en région parisienne. Selon une autre étude, menée en 1993, sur 6 000 créateurs répertoriés (écrivains, réalisateurs, artistes, compositeurs), 75 % étaient en Île-de-France et 51 % dans Paris même.

Une tendance à la concentration qui ne donne pas de signe de fléchissement. Concernant le multimédia, apparu au cours des années 1990, des chiffres de 2002 localisaient 74 % des entreprises en région parisienne et 49 % intra-muros. Gageons que la prolifération n’a fait que s’aggraver au cours des dix ou quinze dernières années sous la poussée d’Internet et des innombrables nouvelles chaînes de télévision.

Il y a vingt ans, une interview à la télévision voulait dire, sauf cas d’espèce, qu’une équipe de deux ou trois personnes se déplaçait chez vous ou qu’on vous convoquait dans un impressionnant studio de télévision qui appartenait à TF1 ou à France Télévision, à M6 dans le pire des cas. Aujourd’hui, les chaînes de télévision se sont multipliées à l’infini. Il y a six nouvelles chaînes hertziennes et on renonce à dénombrer les chaînes thématiques sur le câble. Des sites Internet sont créés à seule fin de diffuser des émissions « de télévision » telles qu’Arrêt sur images, de Daniel Schneiderman, et annonce-t-on au moment où nous écrivons ces lignes, Taratata, la grande émission de variétés de Nagui récemment supprimée par France 2. Les sites Internet des grands magazines vous dépêchent des journalistes munies de leur caméra miniature, qui font les images, le son, vous interviewent, reviennent au bureau faire le montage et balancent tout ça sur le Web. Des nouveaux métiers hautement féminisés. Combien d’emplois de ce genre, précaires ou régis par le système des intermittents, a-t-on créés à Paris dans les dernières années ? Sans parler des innombrables desperadas qui se jettent dans la mêlée en espérant placer une pige, une interview, faire un remplacement, mettre le doigt dans l’engrenage, tout cela pour un cachet de misère, en caressant l’espoir de se faire un jour titulariser.

L’un des mystères de Paris est la survie des petites brahmanes. Une partie d’entre elles n’ont même pas de vrai salaire. Elles sautent d’un contrat provisoire à un remplacement temporaire. Elles ont ouvert avec trois copains un petit bureau de presse, partagent les frais mais ne se paient que lorsqu’elles décrochent elles-mêmes un contrat. Elles travaillent à mi-temps pour une revue de design qui les paie une moitié de smic avec deux mois de retard. Elles bouchent les trous avec un contrat de traduction, un peu de rédaction professionnelle. Même lorsqu’elles atteignent les premiers hauts plateaux — un CDD chez Gallimard ou dans une vraie boîte de production pour la télévision, un emploi chez Publicis ou à Beaubourg —, leur survie à Paris reste énigmatique. Une journaliste avec dix ans d’expérience à Radio France gagnera à peine plus de deux mille euros mensuels, au même niveau qu’une attachée de presse à la télévision ou dans l’édition. L’immense majorité des jeunes femmes si élégantes que vous croisez à La Closerie des Lilas ou au vernissage d’une grande exposition, qui paraissent avoir leurs entrées dans les meilleurs salons et qui se font inviter dans des dîners haut de gamme, gagnent généralement moins et rarement plus de trois mille euros. Beaucoup d’entre elles, on l’a dit, ont un enfant à charge. Comment survivre à Paris dans des conditions pareilles ? Réponse : fort souvent, on constate que la petite brahmane, qui affiche un « salaire de misère » selon ses dires, ne paie pas de loyer. Par un tour de magie — inconnu ou presque en Amérique du Nord —, la famille lui a un jour « mis le pied à l’étrier », quand elle a eu vingt ans ou quand elle est entrée à l’université. Entendez par là que ses parents (ou grands-parents) ont alors sorti une très grosse somme pour fournir l’apport nécessaire à l’achat d’un premier appartement. Parfois ils ont payé 30 %, parfois 50 %, parfois la totalité du montant. Vous avez donc devant vous une modeste attachée de presse dans l’édition, une jeune flibustière qui entend faire son chemin dans la télévision, et qui rentre tous les soirs dans un appartement de soixante-dix mètres carrés, bien situé, qui vaut parfois un million d’euros. Mais d’argent, jamais il n’est question. La petite brahmane affiche sa pauvreté et ses mauvaises fiches de paye. Elle attend les soldes, on l’a vu, pour faire des razzias dans les boutiques et ne crache pas sur les réductions SNCF pour les vacances scolaires. Quand arrivent les grandes vacances, qu’elle est vraiment fauchée et que personne ne l’a invitée en des contrées exotiques, elle se rabat en désespoir de cause sur la maison familiale du Morbihan ou du Lot.

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39

Correspondant à Paris du très chic New Yorker de 1995 à 2000, Adam Gopnik ne peut s’empêcher de revenir à plusieurs reprises sur le « sexisme » de la publicité murale. S’agissant de la célèbre campagne Aubade, il écrit : « Les femmes y sont réduites à leurs composantes corporelles : les pubs Aubade isolent les seins, les cuisses ou les jambes aussi scrupuleusement qu’un préparateur de Kentucky Fried Chicken » (op. cit.). Ces pubs, ajoute-t-il, « sont pour le passant hétéro d’une sensualité agressive, déstabilisante : elles diffèrent de leurs homologues américaines par leur absence de modernité. » C’est moi qui souligne.

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40

Sociologie de Paris, La Découverte, 2008.