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Elle vit modestement et gère avec discrétion son budget mensuel. Cela lui permet de vitupérer les inégalités salariales dans le pays, de clamer son dégoût pour les parvenus et les commerçants enrichis sur le dos des pauvres gens, dont elle finit par croire qu’elle fait partie. Elle ignore les questions bassement matérielles et ne s’intéresse qu’aux choses de l’art, de la littérature, de la culture ou de la psychanalyse. Quant à savoir par quel miracle elle s’est retrouvée dans ce soixante-dix mètres carrés voisin du Panthéon avec une telle absence de salaire, c’est une affaire qui relève de la vie privée, un secret de famille, et on ne discute pas d’immobilier dans les bonnes familles. Cela permet de garder du temps pour parler de la dernière mise en scène de Haneke au Palais-Garnier, de la polémique de l’heure et des plus récents secrets d’alcôve. La petite brahmane parisienne, telle une vestale des temps modernes, monte la garde devant le temple de la culture, veille à prohiber les fautes de goût et les discussions d’argent. Elle assure la pérennité d’un monde presque parfait qui reste à l’abri des vilaines préoccupations matérielles.

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La dernière concierge

C’était au temps où la concierge vivait ses derniers jours. Je parle ici de la vraie concierge parisienne, celle qui faisait régner l’ordre dans les immeubles et inspirait la terreur dans son quartier. Une célèbre photo de Cartier-Bresson dans les années 1950 en porte témoignage : on y voit une bande de gamins en culottes courtes qui s’apprête à prendre la fuite après avoir sonné à la porte d’un immeuble, une sonnerie qui immanquablement résonnera dans la loge de la concierge.

En octobre 1950, dans une chronique pour le Sunday Times, Nancy Mitford, l’une des quatre sœurs de la célèbre fratrie britannique, installée à demeure à Paris après la guerre, brossait ce tableau effrayant : « La pauvre concierge (…) peut à peine remonter la rue jusqu’à la boulangerie car elle doit veiller jour et nuit sur la Porte (…). Dans un immeuble, personne ne doit entrer ou sortir sans avoir reçu l’approbation de ces concierges. Il n’est donc guère surprenant qu’elles forment une espèce à part. Elles sont désagréables et souvent à la limite de la folie. Mais ces femmes se vengent de leur esclavage en exerçant un pouvoir immense sur les locataires. Les dossiers de police sont pour l’essentiel nourris de leurs rapports[41]… »

La concierge était obligatoirement française, généralement veuve, peut-être même n’avait-elle jamais été mariée. Elle vivait seule. Mystérieusement, on ne voyait jamais ses enfants et on n’entendait pas parler d’eux. Elle donnait l’impression de s’être installée dans sa loge juste après les grands travaux haussmanniens, dans les débuts de la IIIe République. En tout cas, elle faisait partie des occupants les plus anciens de l’immeuble et entretenait avec les autres vieux encore en vie de subtils rapports de connivence. Peut-être ces derniers connaissaient-ils son histoire, qui devait être malheureuse.

Nous étions au début des années 1970. C’était mon second appartement à Paris. J’étais resté six mois dans le premier, situé rue de la Tombe-Issoire, près de la rue d’Alésia. Pour les trois bâtiments qui devaient abriter une cinquantaine d’appartements, il y avait là dans la loge une concierge et son mari. Mais, je l’appris par la suite, ce n’était pas une vraie concierge : elle était espagnole, une nationalité pas si fréquente dans la profession et qui resta une exception avant de disparaître au profit des Portugais ; elle était jeune, dans la trentaine sans doute, et n’avait rien de revêche ; elle n’aimait pas se faire marcher sur les pieds et avait son franc-parler, mais elle était plutôt rigolote et se désintéressait de la vie privée des habitants de l’immeuble. Elle n’était là que de passage et, avec son mari, allait un jour ou l’autre rentrer en Espagne. Bref, c’était une concierge atypique, une non-concierge, et je n’avais encore rien vu. L’heure de vérité n’allait pas tarder.

Ce second appartement, par le plus grand des hasards, se situait à cinq cents mètres du premier, dans la petite rue du Loing qui donnait dans la rue d’Alésia. C’était, au troisième étage, un deux-pièces meublé un peu moche, avec à un bout une chambre donnant sur une cour intérieure sombre, une douche bricolée dans un ancien placard où il fallait grimper dans la cuvette pour l’utiliser et, à l’autre bout d’un long couloir, un séjour assez clair donnant sur la rue.

J’avais trouvé cette affaire à prix imbattable grâce à je ne sais quelle filière, des amis d’amis. Une libraire, que je connaissais de loin, avait occupé l’un des appartements dans le même immeuble. Elle me dit alors : « C’est vrai que ce n’est pas cher. Mais il y a là une concierge absolument é-pou-van-ta-ble, une harpie, je n’en ai jamais vu comme ça. Tu ne pourras pas tenir. »

En guise de déménagement, il me fallait transporter mes effets personnels, deux lampes et quelques cartons de livres. En début d’après-midi, après avoir franchi le seuil de l’immeuble, je me trouve au pied de l’escalier, un carton de livres dans les bras, lorsque j’entends une voix éraillée qui aboie :

« On s’essuie les pieds avant de monter l’escalier !

« On n’allume pas la minuterie pendant la journée ! »

Je me retourne. La porte de la loge s’est ouverte et une vieille dame, minuscule et maigre, les cheveux gris plaqués sur le crâne, a fait son apparition, la mine lugubre et l’œil mauvais. Pendant une ou deux secondes, je la scrute en cherchant à tout hasard une trace d’humour sur son visage. Rien : ma nouvelle concierge a le regard fixe, le visage fripé et effrayant d’une momie inca. Elle se tient immobile sur le pas de sa porte, l’air d’attendre de ma part un geste de soumission.

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Une Anglaise à Paris, Nancy Milford, Petite Bibliothèque Payot, 2010.