Выбрать главу

La copine libraire n’avait pas tort : Mme Baron, qui vient de faire son apparition dans mon existence, est une apothéose vivante de la concierge infernale. Elle n’a pas d’âge, ne va pas chez le coiffeur, se vêt de noir et se déplace en charentaises. Elle astique les marches de l’escalier avec tant de frénésie qu’on risque la glissade et la chute, surtout dans les descentes.

Quelques jours après mon installation, je reçois sa visite. Quand j’ouvre, elle franchit le seuil avant d’y être vraiment invitée, jette un coup d’œil circulaire pour constater l’état des lieux, et paraît ne rien trouver à redire de grave. Ce qui ne l’empêche pas de faire cette mise au point proférée sans le moindre mouvement du masque inca : « Je n’aime pas les jeunes. Ils font du bruit. Ils nous dérangent. Ici c’est une maison tranquille. Vous mettez des charentaises lorsque vous entrez dans l’appartement. » Elle poursuit son inspection officieuse dans le couloir et jusqu’à l’entrée de la chambre puis laisse tomber d’un air bizarre, un peu moins revêche et presque polisson : « Et votre copine, c’est la petite qui est venue l’autre jour avec des bottes rouges ? »

Peut-être a-t-elle eu jadis, telle la Miss Marple d’Agatha Christie, un fiancé ou un amant mort à la guerre, après quoi elle est redevenue célibataire et concierge à perpétuité, nourrissant une certaine détestation de l’humanité pour le bonheur qu’elle n’a jamais eu. Ce qui n’interdit pas, par intermittence, une petite bouffée de nostalgie ou de grivoiserie.

Mme Baron régnait sur l’immeuble. Elle ne perdait rien des allées et venues de ses habitants, surtout aux heures inhabituelles. Pas grand-chose ne lui échappait. Le courrier arrivait dans sa loge et elle le remettait en main propre à ses destinataires, ce qui lui permettait de se tenir au courant de leurs affaires. Elle devait regretter le fameux cordon de sonnette qui — jusqu’à son abolition le 19 février 1957 à Paris — résonnait dans sa loge, y compris en pleine nuit, chaque fois que quelqu’un entrait ou sortait.

Au bout de deux mois, je n’avais plus qu’une idée : trouver un autre appartement et quitter cette maison. Ce qui fut fait encore trois mois plus tard. On était au printemps. Nouveau déménagement sommaire à bord d’une deux-chevaux Citroën, avec quelques cartons en plus, trois lampes, une table à tréteaux.

J’avais presque terminé, avec un dernier carton pas trop lourd dans les bras. Accoudée à sa fenêtre du rez-de-chaussée, Mme Baron a l’air de savourer l’air printanier. Ou de surveiller les opérations. Presque joyeusement elle m’appelle : « Il y a du courrier pour vous ! » Je m’approche, le carton dans les bras, la chemise entrouverte. « Je me demande bien où je vais vous mettre les lettres », dit-elle avec cet air presque coquin que je lui ai déjà vu. Et là-dessus elle me glisse les papiers sur le poitrail, sous la chemise.

Comme de toute façon la guerre est terminée, que j’abandonne le champ de bataille et qu’elle paraît de bonne composition, je lui demande, avec une pointe de mauvaise foi : « C’est curieux que ça se soit passé si mal dans cet appartement. Là où j’étais avant je n’ai jamais eu de problème.

— Détrompez-vous, me dit-elle sur un ton plus ironique qu’agressif, tout le monde se plaignait de vous là-bas. »

Je suis interloqué. J’ai quitté la rue de la Tombe-Issoire sans laisser d’adresse, je n’ai jamais fait suivre mon courrier, personne dans l’immeuble ne connaît mes anciennes coordonnées. Certes, c’est dans le même quartier. Mais à moins de faire une véritable enquête de fourmi, comment a-t-elle pu savoir ?

Sans trop solliciter mon imagination je me suis dit qu’elle avait ses habitudes au commissariat du coin, qu’elle y donnait et recevait des informations, banales ou plus croustillantes, sur ses ouailles. Comme dans les romans de Simenon, les concierges, les patrons de bistrot et les gardiens de nuit des hôtels de quartier étaient les premiers informateurs de la police de terrain. La routine.

Mme Baron était l’une des dernières représentantes de cette espèce en voie de disparition. À la même époque, j’ai entendu parler de deux autres spécimens qui valaient le détour. Des amis avaient réussi, en exhibant les traditionnelles fausses fiches de paye (d’un bureau d’architectes) exigées par le propriétaire, à mettre la main sur un magnifique appartement de la rue Gay-Lussac en location. Au rez-de-chaussée, il y avait encore une loge de concierge avec son occupante, sans âge et acariâtre. Parfois il fallait utiliser des ruses de Sioux pour passer devant sa loge sans se faire remarquer. La porte de la loge qui s’ouvrait, et c’était la scène d’horreur. Le soir, la vieille dame s’alcoolisait au dernier degré. Un jour ils l’avaient trouvée affalée au milieu de sa loge, dans une sorte de coma éthylique, le dentier sorti de la bouche. Une autre amie avait partagé avec une copine un appartement dans la rue Blomet, au cœur du 15e arrondissement. La concierge de l’immeuble était une harpie à qui on aurait donné soixante-dix ans, mais sans certitude. Quand elle les croisait, elle leur balançait quelques amabilités du genre : « Il y a combien d’hommes qui défilent dans votre appartement ? » Ou alors : « Pourquoi vous ne mettez pas une lanterne rouge devant votre porte ? Au moins ce serait clair. » Et quand finalement elles ont quitté l’appartement et procédé au déménagement : « Eh ben dites donc, y a des hommes ici à longueur de semaine, mais le jour où il faudrait aider, y a plus personne, hein ! »

À l’orée des années 1980, près de deux siècles après avoir été « inventées » par Joseph Fouché, les dernières concierges parisiennes avaient disparu. Il y eut encore un interrègne de quelque vingt ans assuré pour l’essentiel par des ressortissantes portugaises qui s’étaient installées dans la loge avec leur mari. Mais ce n’était qu’un sursis. Pour les couples en question, il ne s’agissait bien souvent que d’une solution provisoire, en attendant de trouver un appartement en banlieue ou un improbable HLM dans Paris. Les nouvelles concierges n’avaient généralement pas le même attachement quasi charnel à leur domaine, elles étaient là pour le logement gratuit et pour le petit revenu assuré par la copropriété. On peut supposer qu’elles n’avaient pas non plus la même motivation que les anciennes pour espionner et informer. On changeait d’époque. Peu à peu, les copropriétés s’avisèrent qu’au prix du mètre carré il valait mieux revendre la loge, faire installer des boîtes aux lettres et un code d’accès, confier le nettoyage et l’entretien des parties communes à une personne extérieure à la maison ou à une société spécialisée.

La concierge traditionnelle était logée gratuitement dans son réduit, recevait chaque mois ce qui ressemblait davantage à des gages de domestique qu’à un salaire. Elle ne ménageait pas sa peine et ne comptait pas ses heures. Elle était disponible à toute heure du jour et de la nuit. En échange de quoi elle avait le droit d’imposer sa mauvaise humeur aux occupants de la maison. Elle était à mi-chemin entre le tyran et l’esclave. C’était une créature précapitalistique.

On en est aujourd’hui à la logique du marché. Dans les immeubles de dimension moyenne, la loge est devenue un studio, ou un petit commerce, ou un local collectif. L’entretien est assuré dans certains cas par l’ancienne concierge qui s’est relogée ailleurs dans le quartier, ou une femme de ménage venue de banlieue, ou une entreprise de nettoyage anonyme. Il arrive que dans des immeubles bourgeois — comme dans les grands ensembles modernes —, on trouve encore sur place ce qui paraît être une concierge. Erreur : il s’agit d’une gardienne d’immeuble ou d’un couple de gardiens. Ils ne sont pas nés dans les murs, ne vont pas nécessairement y mourir. Ils ont des horaires fixes, ferment à l’heure du déjeuner, le soir et le week-end. Ils ont des conditions de travail et un vrai salaire négociés avec le conseil syndical. Si la place est bonne et qu’ils s’incrustent dans les lieux, ils finissent par apprendre pas mal de petits secrets des uns et des autres, mais par inadvertance, sans s’y intéresser. La surveillance et le contrôle social ne font plus partie de leur cahier des charges.