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Depuis l’Empire napoléonien, la concierge exerçait son autorité sur le voisinage, mais elle était aussi une incarnation du Paris populaire. On lui supposait une grande influence. Dans le 5e arrondissement, on attribuait la longévité politique de Jean Tiberi au fait que sa femme Xavière connaissait toutes les concierges du quartier. Dans le 7e, l’inamovible Édouard Frédéric-Dupont, qui s’était payé le luxe en 1969 de battre le Premier ministre Couve de Murville dans une élection législative partielle, était surnommé Dupont des Loges. La concierge est désormais morte et enterrée. C’était la dernière bonapartiste, en quelque sorte. Son cadavre a laissé dans l’imaginaire parisien une telle empreinte qu’on la croit encore vivante.

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Au-delà du périphérique

Demandez à un touriste américain habitué à arpenter la France quel personnage incarne le mieux à ses yeux l’idée qu’il se fait du Parisien, et il vous répondra probablement que c’est le chauffeur de taxi (hargneux), le garçon de café (arrogant), ou encore le vendeur de journaux (persifleur), plus rarement la marchande de fleurs (pittoresque).

Comme souvent, ce touriste américain — à moins qu’il ne soit allemand ou britannique — manifeste par là son bon sens et sa perspicacité. Les quatre corporations que je viens de citer comptent indéniablement parmi les dépositaires les plus légitimes de l’esprit populaire tel qu’il se manifeste à Paris depuis deux ou trois siècles. Il y en a d’autres évidemment : le boucher du coin de la rue (« Alors qu’est-ce que ce sera pour vous ma p’tit’dam’ ? »), le plombier (« Ah la la, mais qui est-ce qui vous a salopé ce travail ? »), la vendeuse de produits ménagers (« C’est sûr que chinois c’est moins cher, mais la qualité ça se paye ! »), quelques rares survivants dans l’artisanat. Mais tous ces métiers sont moins visibles, moins omniprésents que les premiers, qui s’exercent pour ainsi dire sur la voie publique.

Le visiteur anglo-saxon avisé est convaincu d’avoir affaire à d’authentiques survivants du prolétariat parisien, tel qu’il se manifesta sous la Révolution, puis en 1830, puis en 1848 et enfin pendant la Commune. D’ailleurs leurs revenus, s’ils sont souvent opaques, sont aussi et surtout très modestes : on n’est pas dans la pauvreté, mais à la fin du mois ils doivent être voisins du smic. La gérance d’un kiosque à journaux ou d’un magasin de fleurs a cessé depuis longtemps de constituer une rente confortable. On travaille comme des chiens, on gagne de moins en moins, on n’est même plus sûr de boucler ses fins de mois.

Kiosquiers, bistrotiers — ou buralistes qu’on ajoutera à la liste — sont donc des Parisiens plus vrais que nature, leur mauvais esprit en fait foi, de même que la crudité de leur langage et leur pessimisme universel. Si la machine à remonter le temps revenait se fixer au mois de mars 1789, ceux-là seraient les premiers à mettre le feu et à saccager la fabrique de papier Réveillon dans le faubourg Saint-Antoine, comme cela fut le cas à l’époque pour obtenir des augmentations de salaire. Et quelques têtes fraîchement coupées plantées sur des piques ne seraient pas pour leur déplaire.

En fait, s’ils sont anarchistes, c’est généralement sur le versant de droite, pour ne pas dire plus. Ils n’aiment pas le gouvernement, quel qu’il soit, mais ils détestent par-dessus tout la gauche, les socialistes, dont le seul but dans la vie consiste à augmenter les impôts, à leur envoyer le contrôleur fiscal, à leur imposer de nouvelles réglementations, bref à leur pourrir la vie, alors qu’ils travaillent déjà cinquante heures par semaine (« Les trente-cinq heures, nous, on n’en a jamais entendu parler ! ») pour un salaire de misère. Suit un éventuel couplet sur les fonctionnaires, leurs mois de vacances, leurs arrêts de maladie à volonté, leur sécurité d’emploi et leur supposée retraite à cinquante-cinq ans.

Le kiosquier, encore plus que la majorité des commerçants, évite certes d’afficher ses opinions politiques avec trop de précision pour ne pas choquer les clients qui seraient d’un autre bord, mais son allégeance finit toujours par transparaître. Peu importe : ce que le voyageur provincial ou étranger remarque pour l’essentiel, c’est que notre homme paraît toujours enragé : contre les touristes qui lui demandent à longueur de journée où se trouve la prison de la Bastille (« Je ne suis pas un office de tourisme ! »), contre Presstalis — ex-NMPP, les redoutables Nouvelles messageries de la presse parisienne — qui profite de son monopole pour l’étrangler, contre la mairie de Paris qui invente chaque mois de nouvelles réglementations nuisibles au commerce, contre les gens qui achètent de moins en moins de journaux. Bref il consacre une grande partie de sa vie à rouspéter — pour ne pas dire davantage — et il passe donc aux yeux de l’observateur comme une parfaite incarnation de l’insupportable Parisien.

Il arrive exceptionnellement que le kiosquier ne soit pas totalement coulé dans le moule. Les tenanciers des cinq points de vente de la Bastille ont toujours formé un échantillonnage intéressant, même s’il n’est pas forcément représentatif de l’ensemble de la profession. Celui qui, il y a quelques années encore, quand nous fréquentions les lieux, campait côté rue Saint-Antoine, face au café (philosophique !) des Phares, avait cette particularité sinon d’afficher, du moins de ne pas dissimuler son homosexualité et de se classer à gauche. Un cas d’espèce[42]. Un autre de ses confrères, installé plus récemment du côté de la rue de la Roquette, constituait lui aussi un cas à part : d’origine maghrébine, il se dispensait d’être perpétuellement de mauvaise humeur, et on était assuré qu’il ne soutenait en aucune manière la famille Le Pen. Signe des temps ou symptôme de la crise de la presse, on voit depuis quelques années apparaître au compte-gouttes des gérants maghrébins, voire chinois dans un petit monde où il n’y avait jamais que des « Français de souche » aux traits fortement franciliens. On voit aussi, dès que l’on quitte l’extrême centre de Paris, des kiosques abandonnés qui attendent en vain un repreneur.

Cependant, sur cette place de la Bastille qui reste, à cause du tourisme, des bars de la rue de Lappe et des nombreuses salles de cinéma, l’un des secteurs les plus rentables pour les vendeurs de journaux, on retrouvait également des représentants traditionnels de la profession. Côté Beaumarchais, il s’agissait d’un point de vente majeur, ouvert tous les jours jusque vers minuit. Il semblait faire vivre deux permanents — un gros et un petit maigre — et quelques assistants temporaires qui n’étaient pas toujours les mêmes. Ils étaient unis pas la même mentalité, vitupéraient les politiciens qui « s’en mettent plein les poches », vénéraient Jean Dutourd et Charles Pasqua et passaient leurs journées à écouter Radio Notre-Dame, davantage pour ses éditoriaux que pour sa programmation de musique classique.

Eux-mêmes avaient succédé à la faveur d’un jeu de chaises musicales à un couple qui, mystérieusement, avait occupé successivement deux kiosques différents avant de disparaître. J’avais deux ans plus tard retrouvé l’épouse avenue Victor-Hugo, à mi-chemin entre l’Étoile et le Trocadéro. « Ah, m’en parlez pas, gémit-elle, si vous saviez comme je regrette le bon vieux temps de la Bastille ! J’en peux plus de tous ces bourges que je vois à longueur de journée ! » Deux ans de plus et je butai sur elle à l’ombre du siège du Parti communiste, place du Colonel-Fabien, où elle semblait avoir retrouvé une partie de sa bonne humeur : « Au moins j’ai lâché Victor-Hugo ! Mais je regrette toujours la Bastille, vous savez ! J’aimerais bien y retourner mais cela dépend du comité paritaire et je ne sais pas si mon dossier est assez solide… » Un comité paritaire, avait-elle dit ? Je supposai qu’on devait y retrouver des représentants du syndicat du Livre, des toutes-puissantes NMPP, et enfin de la mairie de Paris. Je supposai également que l’attribution des kiosques — et d’abord des bons kiosques — obéissait à des lois complexes et subtiles où des représentants du service public devaient avoir leur mot à dire : de même que les buralistes, qui achètent comme ils l’entendent le fonds de commerce de leur choix, mais héritent, en même temps que du droit de vente du tabac, d’un petit bout de monopole public — timbres-poste et surtout timbres-amendes ! — , les kiosquiers ont pour interlocuteurs de très anciennes corporations et des représentants de l’État, et l’attribution qui leur est faite est une simple concession éventuellement révocable. Ce sont des commerçants condamnés à la douloureuse incertitude du chiffre d’affaires mensuel, et qui plaident pour la liberté totale du commerce. Mais en même temps ils ont quelque chose du fonctionnaire, du titulaire d’une charge d’Ancien Régime, qui manifeste son respect pour le pouvoir en public et le dénigre en privé pour son avarice. Magouilleur, courtisan et rouspéteur, notre homme peut donc être classé parmi les Parisiens emblématiques.

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La profession compte parfois parmi ses membres des cas originaux : par exemple Jean Rouaud, prix Goncourt 1990 pour son premier roman, Les Champs d’honneur (Minuit), tenait un kiosque à journaux « avec des copains » dans l’est de Paris.