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Le Britannique ou le New-Yorkais rentrant de Paris gardera peut-être le souvenir de petites brahmanes — déjà mentionnées — qu’il a croisées à une terrasse de café ou à la faveur d’un événement semi-public (vernissage, cocktail, réception d’entreprise ou de ministère), et qu’il a trouvées généralement snobs. Les petites brahmanes sont perpétuellement pressées dans la vie de tous les jours, et n’ont certainement pas de temps à perdre avec des gens qui ne les captivent pas et ne leur servent à rien — alors que soudain, comme par enchantement, elles auront tout leur temps, leurs soirées et leurs week-ends, si l’interlocuteur présente un intérêt identifiable. Dans les mêmes circonstances — où tous les gens rassemblés à cette terrasse ou dans cette salle de réception appartiennent au même monde —, la Londonienne ou la New-Yorkaise manifestera à tout interlocuteur une amabilité au moins de façade. Le visiteur anglo-saxon reviendra donc de Paris avec ce sentiment que les femmes y sont franchement désagréables.

Mais si vous entendez déblatérer contre Paris dans des milieux chics et bourgeois de Londres, de New York ou de Berlin — ah ! s’il n’y avait pas les Parisiens ! — , vous constatez alors, comme on l’a dit plus haut, que les affreux citadins dont ils parlent sont forcément le chauffeur de taxi qui leur a fait faire le tour de la ville pour gagner six euros de plus, le garçon de café qui leur a rapporté un bourbon au lieu d’un whisky et les a de surcroît insultés pour leur apprendre les bonnes manières (« Tu crois que c’est un tournedos, connard[43] ? »). Ou le buraliste, en rupture de stock de Winston, qui leur a répliqué péremptoirement : « Des Winston ? Ça ne se fait plus ! »

Il n’y a pas que les visiteurs étrangers à constater cette mauvaise humeur proverbiale dans les lieux publics de la capitale. J’ai constaté que bien souvent les plus remontés étaient les Parisiens eux-mêmes. Un vieil ami sculpteur, natif de Créteil, et qui partage aujourd’hui son temps entre la Toscane et son atelier proche du métro Bac, entretient depuis toujours une sorte de paix armée avec les limonadiers de la capitale. Il ne pénètre dans un bistrot que revêtu de son armure, en prévision des remarques désagréables ou des tentatives d’arnaque, et ne s’adresse au personnel qu’avec la plus grande froideur : « Les restaurants ça va à peu près, mais les cafés c’est l’horreur », soutient-il. La dernière fois que je l’ai croisé, nous sommes allés prendre un verre de rouge au comptoir d’un banal établissement du faubourg Saint-Antoine. Le patron paraissait aimable. Quand il fut question d’aller aux toilettes, on constata qu’il fallait demander la clé à la caisse. À l’intérieur des WC on trouvait cette affichette au mur : POUR AVOIR UN BOUT DE PAPIER DE TOILETTE S’ADRESSER AU PATRON. « Tu vois ? » m’a-t-il dit en savourant son triomphe. Le patron était certes de bonne composition, mais on pouvait imaginer que sur la question du papier hygiénique la discussion aurait pu facilement prendre un tour désagréable. Une autre amie, Parisienne de souche, est convaincue que le garçon fait exprès de regarder dans une autre direction quand on cherche à attirer son attention. Une autre, enfin, est travaillée par cette idée fixe : JAMAIS le garçon n’apportera la carafe d’eau gratuite qu’on lui a demandée, pour la bonne raison que bien entendu cette carafe ne lui rapportera rien du tout. Moi-même je n’ai jamais partagé cette obsession : il suffit généralement de demander la carafe d’eau sur un ton détendu, et non pas angoissé et déjà agressif, pour qu’elle arrive dans des délais raisonnables. Mes désagréments, à ce chapitre, ont été très rares en l’espace de quelques décennies. Je me souviens d’un jour lointain où, dans un bistrot anonyme proche de la Bourse, j’avais commandé un café serré. Et demandé en même temps un verre d’eau — sur un ton hélas un peu pressé. Le café était arrivé. « Et le verre d’eau ? » avais-je demandé au jeune homme. « On ne fait pas les verres d’eau », m’avait-il simplement répondu. J’avais eu le tort suprême de m’énerver : « Alors vous pouvez garder le café. » « Je m’en fous », avait répondu l’autre. Grand spécialiste depuis près d’un demi-siècle de toutes les guérillas connues et inconnues dans le tiers-monde, Gérard Chaliand m’avait expliqué il y a longtemps : « Si les garçons de café sont désagréables, c’est un héritage de la Révolution française : ils ne sont pas des larbins serviles et souriants comme aux États-Unis. » Il avait expérimenté bien pire dans les maquis du Nord-Vietnam ou dans les bidonvilles de Lagos, et il voyait volontiers le bon côté des choses. Il avait raison. Les cafés à Paris, c’est un peu comme les bergers allemands et les dobermans qui montent la garde : si vous vous comportez naturellement, si vous faites semblant de ne pas avoir peur et que vous restez détendu, ils ne vous mordront pas.

L’état de guerre larvée qui se perpétue autour de la limonade pourrait également s’expliquer par le fait que dans ce secteur patrons et employés sont convaincus, non sans raison, que la bonne société parisienne, portant aux nues les métiers de l’esprit et du service public, n’a que mépris pour les activités liées au commerce et à l’argent. Forts de cette conviction, ils voient dans tous les clients qui ne sont pas de vrais habitués ou des copains des bourgeois vaguement méprisants avec qui il convient d’être désagréable en guise d’entrée en matière, façon de leur rabattre préventivement le caquet : « Tu es peut-être un familier des salons huppés et des milieux littéraires, tu connais peut-être Bernard Pivot, mais je suis ici chez moi et je suis gentil si je veux ! »

L’étranger aurait donc tort de penser que la mauvaise humeur du chauffeur de taxi le vise personnellement : il vise tous les humains qui ont les moyens de prendre un taxi, à commencer par les habitants de « cette ville de riches ». Quant aux garçons de café, ils réservent leur amabilité à leurs clients fidèles et réguliers, qui leur ont prêté allégeance de longue date.

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43

La réplique avait été citée un jour dans Le Monde pour illustrer l’amabilité proverbiale qui règne dans les cafés parisiens.