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Les criminels y ont souvent du style, de l’esprit, voire des prétentions intellectuelles. Dans une capitale où depuis quelques siècles on porte aux nues la littérature, et où l’on s’étripe dans les estaminets à propos de philosophie ou de politique, il arrive que de grands bandits se piquent de taquiner la Muse, d’avoir des idées ou de laisser un message à la postérité. Et quand ils n’ont pas eux-mêmes la fibre littéraire, ils inspirent les romanciers et — plus tard — les réalisateurs de cinéma.

Londres a eu Jack l’Éventreur, ce qui n’est pas si mal. Mais l’apparition d’un tueur en série sadique dans les bas-fonds de Whitechapel ne témoigne de rien sinon de la bizarrerie britannique et de la mondialisation à venir : Jack the Ripper semble surgi de nulle part et pourrait être de n’importe quelle nationalité. Les plus célèbres tueurs en série modernes ont peut-être été anglo-saxons — et plus particulièrement américains —, mais ils échappent généralement aux classifications nationales, et on a également trouvé de vrais « monstres », tout aussi énigmatiques, dans des pays aussi différents que la Russie, l’Allemagne ou la Chine.

Paris a donc cette particularité d’avoir à son palmarès des criminels authentiquement français, c’est-à-dire éloquents, cultivés, enflammés et cyniques.

Exemple Pierre François Lacenaire, guillotiné en janvier 1836 à Paris à l’âge de trente-deux ans pour le meurtre d’un ancien complice et de la mère de ce dernier. Il était issu d’une famille de la petite bourgeoisie commerçante et avait basculé très jeune dans la délinquance et la vie de mauvais garçon : engagé dans l’armée puis déserteur, escroc, voleur, meurtrier à ses heures, mais également écrivain ambulant. Il passe d’une prison à l’autre, parfois s’évade, change d’identité puis, quand l’étau se resserre sur lui et que des complices le chargent, il se fait un plaisir de tout avouer au juge d’instruction et de se glorifier de ses crimes.

C’est une forte personnalité. Au cours de son ultime séjour à l’ombre, il sympathise avec le républicain Raspail, emprisonné de son côté pour des raisons politiques plus nobles. Lacenaire a de la verve sinon des convictions, il pose au révolté et séduit. Détenu à la Conciergerie, il reçoit des curieux et des admiratrices. Au cours de son procès pour meurtre, les mondaines se pressent pour voir et entendre le « romantique assassin », qui détaille ses crimes avec désinvolture et déclare théâtralement : « Je tue un homme comme je bois un verre de vin. » Le jour de son exécution, au pied de l’échafaud, il aurait eu encore ce mot : « J’arrive à la mort par la mauvaise route, j’y monte par un escalier. » La légende veut qu’au moment de son exécution la guillotine se soit enrayée : Lacenaire se serait retourné sur lui-même pour voir la lame qui allait lui trancher le cou.

Auparavant, il avait écrit en prison ses mémoires et des poèmes[44], dont la publication en 1836 à Paris connut un grand succès. Dans différentes versions, plus ou moins authentiques, les souvenirs de Lacenaire ont été continuellement réédités : chez Albin Michel en 1968, à L’Instant en 1988, chez José Corti en 1993, pour nous en tenir à une époque récente. Au XIXe siècle, son personnage a inspiré Stendhal qui l’a évoqué dans Lamiel et Balzac dans La Muse du département, Baudelaire l’a qualifié de « héros de la vie moderne », Dostoïevski a utilisé les minutes de son procès lors de la rédaction de Crime et châtiment, et Lautréamont a largement cité ses Mémoires dans le quatrième Chant de Maldoror. Plus tard, Jacques Prévert en fera un admirable personnage de bandit chevaleresque dans Les Enfants du paradis de Marcel Carné.

Le célèbre Henri Désiré Landru (1869–1922) était également haut en couleur. Né en 1869 au sein d’une famille modeste du 19e arrondissement, dans ce qui est aujourd’hui l’avenue Simon-Bolivar, c’est lui aussi un instable. Retour du service militaire en 1893, il s’invente une profession pour séduire et épouser sa cousine (de qui il aura quatre enfants). En sept ans, il change dix fois de métier et quinze fois d’employeur. Puis se lance dans l’escroquerie à plein temps. Est-il un visionnaire ? En tout cas il a de l’imagination. En 1900 il prétend avoir inventé une « bicyclette à pétrole » — autrement dit le Solex — et demande aux acheteurs d’avancer le tiers de la somme à la commande, après quoi il disparaît avec la caisse. Il va d’une escroquerie à l’autre, est condamné à des peines de prison en 1904, 1906, 1909, puis de nouveau condamné, par défaut, en 1914, à la déportation à vie au bagne de Cayenne. Landru continue de circuler sous l’un ou l’autre de ses quatre-vingt-dix pseudonymes. Il entretient une maîtresse, une chanteuse qui, jusqu’à son suicide en 1968, conservera son portrait à côté de celui de sa mère. Sa femme et ses quatre enfants le croient brocanteur, et ignorent jusqu’à ses séjours en prison.

Il n’a rien du tueur compulsif et morbide, qui prendrait goût au meurtre, c’est un homme de bon sens à l’esprit pratique. Menacé du bagne, il ne peut plus se permettre de laisser vivantes derrière lui les victimes de ses escroqueries. Il assassinera donc au moins onze femmes — généralement veuves et disposant d’un modeste patrimoine — après leur avoir promis le mariage et avoir fait main basse sur leurs économies. Claude Chabrol en tirera la matière d’un film savoureux, sorti en 1963 avec Charles Denner dans le rôle-titre.

Tout comme Lacenaire, Landru est une vedette de son temps, et son procès, qui s’ouvre en novembre 1921, fait courir une partie du Tout-Paris, dont Raimu, Mistinguett et Colette. Pendant des semaines, le public et la presse se régalent de ses mots d’esprit : « Vous parlez toujours de ma tête, monsieur l’avocat général, je regrette de ne pas en avoir plusieurs à vous offrir ! » Un jour il se met soudain à pleurer : « Vous pleurez, monsieur Landru ? — Oui, parce que je pense qu’avec tout ce scandale, ma pauvre femme a appris que je l’avais trompée. » Imperturbable malgré l’accumulation de preuves indirectes accablantes (débris humains et effets personnels retrouvés dans des tas de cendres, détails compromettants notés dans ses carnets), il demande qu’on lui montre les cadavres : « Si les femmes que j’ai connues ont quelque chose à me reprocher, elles n’ont qu’à porter plainte ! » Finalement condamné à la peine de mort, il fait bonne figure. Au curé qui lui demande s’il croit en Dieu il répond : « Monsieur le curé, je vais mourir et vous jouez aux devinettes ? » Quand on lui offre la cigarette et le verre de rhum traditionnels, il refuse : « Ce n’est pas bon pour la santé. » Pour lui, le bon mot était une ardente obligation, et il fut une source d’inspiration inépuisable pour des auteurs de films, de romans, de chansons. Il y a des tueurs en série simplement sinistres : Landru avait de l’humour, ce qui explique sa célébrité posthume. Jack l’Éventreur n’était certainement pas aussi drôle.

Jules Bonnot — en 1911 et 1912, lui et sa bande tueront une douzaine de personnes dans des attaques à main armée — avait moins d’humour mais il avait du panache, et un vernis politique incontestable. Né en 1876 d’un père ouvrier analphabète, il quitte l’école à quatorze ans et, malgré des dons pour la mécanique, va de petit boulot en petit boulot, revendique, se fait congédier. De retour de son service militaire, en 1901, tout jeune marié, il devient anarchiste militant. Fin décembre 1911, au plus fort des activités criminelles de la bande, lui et ses deux lieutenants (Octave Garnier et Raymond — dit la Science — Callemin) — seront hébergés chez le directeur du journal L’Anarchie, un Russe naturalisé belge, Victor Serge, militant qui deviendra plus tard un auteur célèbre, rallié à la révolution bolchevique puis opposant à Staline. Un intellectuel d’extrême gauche tout à fait convaincu et dévoué, qui désapprouve la violence de la bande à Bonnot mais héberge les camarades anarchistes par solidarité.

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44

Mémoires, révélations et poésies de Lacenaire, écrits par lui-même à la Conciergerie, 1836, Paris, chez les marchands de nouveautés, deux volumes.