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Changement de décor et d’échelle.

Jusqu’à une époque pas si lointaine, Paris pouvait se targuer d’avoir un milieu traditionnel, structuré, capable d’inspirer les scénaristes de Touche pas au grisbi ou du Rouge est mis. Le truand parisien incarné à l’écran par Jean Gabin, Lino Ventura ou Paul Meurisse n’est pas un grand intellectuel, mais c’est un personnage qui appartient à l’Histoire.

C’était au début de l’automne de 1975. Je me suis retrouvé tout à coup dans un épisode de Razzia sur la chnouf, à moins que ce ne fût une scène du Grand Pardon. J’étais déjà correspondant de La Presse, quotidien de Montréal.

Je reçois un coup de fil dans l’après-midi. Au téléphone, une voix alerte, un peu trop joviale : « Cher confrère, comment allez-vous ? Je suis journaliste à Paris Match et on m’a demandé de prendre contact avec vous… »

Le jeune homme guilleret à l’autre bout du fil répondait au nom de Marc Francelet. Sauf erreur, il sortait de quelques semaines de détention préventive, avait en effet été photographe à Paris Match, mais aussi attaché de presse de Jean-Paul Belmondo. Déjà à cette époque, il faisait partie du cercle des intimes de Françoise Sagan et il allait plus tard l’accompagner dans sa fameuse équipée en Ouzbékistan, qui permit à la romancière à court d’argent de recevoir quelques millions de francs pour conseiller son ami François Mitterrand en matière de politique pétrolière. Récemment encore il défrayait la chronique, et on requérait contre lui en 2012 trois ans de prison, dont dix-huit mois fermes, entre autres pour recel d’abus sociaux.

Et qui était le commanditaire de cette surprenante démarche ? « Je crois que vous le connaissez : c’est Gilbert Zemmour. Il a des documents qui pourraient intéresser votre journal. »

Cela ne s’invente pas : le rendez-vous était fixé au Fouquet’s, brasserie luxueuse des Champs-Élysées qui n’en finit pas de rester à la mode. Le journaliste de L’Express Jacques Derogy a déjà raconté comment Marcel Francisci, considéré comme le parrain corse du milieu parisien du jeu (assassiné dans un parking en 1982) l’avait fermement invité à venir le rencontrer un soir à minuit dans ce même établissement. Pas de doute, j’étais au bon endroit.

Ils étaient trois en terrasse, finissaient de déjeuner et avaient allumé de gros havanes. Marc Francelet était un jeune homme avenant, genre play-boy de chez Castel habillé avec un soupçon de tape-à-l’œil. Il me présenta d’abord un monsieur sans doute sexagénaire, la mine fatiguée et désabusée comme on en voit dans les vieux films noirs américains. C’était maître Joannès Ambre, un avocat pénaliste dont j’ignorais alors la notoriété entre Rhône et Saône, et que j’allais retrouver quelques années plus tard au procès du Gang des Lyonnais.

Le troisième homme était Gilbert Zemmour en personne. Pas très grand, trapu, le crâne un peu dégarni, la chemise largement ouverte sur un torse velu et une lourde chaîne en or. Six mois plus tôt, dans un banal café du boulevard Saint-Germain appelé Le Thélème, une irruption de la brigade antigang du commissaire Broussard — toujours lui — avait, volontairement ou non, provoqué une violente fusillade entre des membres du clan Zemmour, qui tenait le faubourg Montmartre depuis la fin des années 1960, et des hommes du Gang des Lyonnais avec qui il était en guerre pour le contrôle des salles de jeux parisiennes. Résultat : le frère aîné des Zemmour, William, avait été tué de plusieurs balles, de même que son garde du corps. Au passage, deux avocats algériens avaient été sévèrement tabassés par les flics de l’antigang qui les prenaient pour des suspects. Petit scandale.

« Alors voici… », commença Marc Francelet.

En bons gestionnaires, les Zemmour cherchaient à diversifier leurs activités. Gilbert avait transféré une partie de ses avoirs à Montréal, où il avait monté une importante société immobilière. Que croyez-vous qu’il arriva ? « À cause de cette affaire du Thélème qui a fait tant de bruit, expliquait Francelet, les locataires de M. Zemmour ont cessé de payer les loyers… Alors voilà : pour contrer cette publicité malveillante, nous avons à disposition des photos du dossier de l’autopsie qui prouvent hors de tout doute que William a bel et bien été volontairement abattu par les flics de Broussard. »

Là-dessus Gilbert me regarda et approuva de la tête :

« Avoir descendu William ! C’est pas croyable ! William ! Il aurait pas fait de mal à une mouche ! Edgard je dis pas, il a son caractère, mais William ! Hein, maître Ambre, c’est vrai ce que je dis…

— C’est vrai qu’Edgard il faut pas lui marcher sur les pieds… », concéda le vieux plaideur du bout des lèvres, peut-être pas très heureux d’être obligé de s’exhiber en public avec un tel client. Il n’épilogua pas sur le sujet : Edgard, le plus jeune, était généralement considéré comme un fou furieux, un excité de la gâchette, tout le monde le savait.

En somme la famille Zemmour, à qui on attribuait la guerre des clans qui depuis 1970 décimait au faubourg les vieilles familles Atlan et Perret, offrait généreusement de me refiler pour publication des documents sortis du dossier de l’instruction et prouvant de manière irréfutable que les policiers avaient bel et bien abattu — ou achevé — l’aîné des Zemmour et son homme de main. Cela m’aurait permis, sans doute, de nouer des relations suivies avec le clan, d’entrer dans le cercle familial. Au passage, j’aurais le plaisir de recevoir la visite de quelques inspecteurs musclés de la Crim’, désireux d’en savoir plus sur mes nouveaux amis.

J’avais jusqu’à un certain point l’instinct du chasseur-journaliste, mais pas jusqu’à risquer de finir coulé dans le béton. « Ces gens-là, il ne faut pas entrer en contact avec eux, il ne faut pas leur parler ! » me dit un ami qui connaissait le faubourg Montmartre sur le bout du doigt. Je n’avais pas vraiment l’intention de donner suite et je fus heureux de ne plus entendre parler de Marc Francelet. « Les Zemmour ! Bah ! Je les connais bien, ils ne sont pas si terribles que ça ! » me confie bizarrement le journaliste Jacques Derogy, spécialiste des questions de police à L’Express, avec qui je déjeune quelques mois plus tard. Mystère des affinités et complicités à Paris. Un autre journaliste, René Backmann, du Nouvel Observateur, était lui d’un avis différent. Dans les suites de la fusillade du Thélème, il avait écrit un long reportage publié sur deux pleines pages. Or, à la dernière minute au marbre, le nom de l’auteur avait été supprimé sur les conseils pressants de policiers de la brigade criminelle. Et si Edgard, le fou furieux de la famille, décidait de se vexer et de laver l’affront ?

À peu près à la même époque, j’avais interviewé un « grand flic », ancien chef de la police judiciaire. La rencontre avait eu lieu dans un vieux bureau mansardé du quai des Orfèvres. Contrairement aux flics nord-américains qui sont en général des armoires à glace et pratiquent une langue de bois semblable à celle des militaires, mon interlocuteur était un monsieur grisonnant à lunettes, pas particulièrement impressionnant par son physique, vêtu d’une veste fatiguée passée par-dessus un vieux pull à col en V. L’air d’un prof à la retraite, d’un fonctionnaire dans un film des années 1950, du vieux flic désabusé qui a tout vu au cours de sa carrière : les petits arrangements avec les indics, les coups de fil du chef de cabinet du ministre de l’Intérieur en cas d’affaire sensible, les coups fourrés montés par les services rivaux.