« Gilbert Zemmour ? me dit-il d’un ton las. Il ne m’a jamais impressionné, je l’ai eu souvent dans mon bureau. Le seul problème, c’est qu’il a un petit pois à la place du cerveau. À l’époque où j’avais le dossier, il était allé un soir à minuit à Saint-Germain-des-Prés, au Don Camilo, il avait garé sa voiture sur le trottoir, bien en évidence, s’était fait ouvrir la porte, était entré le pistolet au poing et avait abattu un indicateur surnommé Bouboule. Devant tout le monde, devant des dizaines de témoins ! Puis il était reparti avec sa bagnole. Et, bien sûr, tous les témoins avaient instantanément perdu la mémoire et se déclaraient incapables d’identifier le tueur. »
Par la suite je me suis dit que j’avais eu raison de renoncer à ce scoop même s’il aurait pu me rendre célèbre. Avec les Zemmour, cela risquait souvent de tourner au vinaigre. L’irascible Edgard, finalement installé à Miami, allait finir assassiné le 8 avril 1983 dans sa propre villa par un tireur équipé d’un fusil à lunette. Quant à Gilbert, il allait connaître le même sort dans les beaux quartiers de Paris, le 28 juillet de la même année, pendant qu’il promenait ses deux caniches nains.
Les Zemmour n’étaient certes pas travaillés par le démon de la littérature et n’avaient aucune cause à défendre. Avec eux, on n’était pas dans le registre de la tragédie à la Mesrine, ni dans la fantaisie débridée d’un Landru. On faisait dans le prosaïque, pour plagier Michel Audiard. Mais on était encore dans une atmosphère typique et traditionnelle. On aurait pu en faire un film. Alexandre Arcady le réalisa, avec Roger Hanin en vedette : Le Grand Pardon. J’aurais pu en être l’un de ces protagonistes mineurs qui finissent dans un coffre de voiture ou noyés dans une barrique d’huile d’olive. À la réflexion je ne regrettais rien.
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Le Parisien est un autre
Paris adore les étrangers. C’est une ville faite pour eux. Certains deviennent de grands personnages de leur époque, tels Eugène Ionesco, Samuel Beckett, Arrabal ou Arthur Adamov, qui incarnent presque à eux seuls l’essentiel de l’avant-garde théâtrale française de la seconde moitié du XXe siècle. D’autres se contentent d’être de parfaits Parisiens, les plus au fait des derniers mouvements de mode, les plus spirituels, les plus branchés. Les premiers entrent dans les livres d’histoire. Les seconds défraient la chronique mondaine, font les gros titres des magazines à la rubrique tendances, ce qui n’est déjà pas si mal.
Si l’on faisait un sondage pour déterminer qui a été le Parisien le plus marquant du XXe siècle, celui qui a laissé une trace majeure, il y a de fortes chances pour que le lauréat vienne du monde de l’art et de la littérature. Les grands personnages de la politique appartiennent à la nation (Clemenceau, de Gaulle) et n’ont rien de parisien, les petits ne passent guère à la postérité. Jack Lang et Frédéric Mitterrand ont été des Parisiens emblématiques justement parce qu’ils ont été associés à la vie culturelle du pays, mais ce sont des personnages publics de rang moyen.
Le grand Parisien du siècle a donc forcément à faire avec la culture. Certains éliront Marcel Proust, le romancier français le plus marquant du XXe siècle ; d’autres, un grand acteur et homme de théâtre comme Louis Jouvet ; d’autres encore, Jean Paulhan, personnalité centrale de la littérature et de l’édition au XXe siècle. Mais le nom qui réunit tous les critères ne serait-il pas celui de Pablo Picasso ?
Picasso a passé une très grande partie de sa vie adulte entre Montmartre et la rue des Grands-Augustins. De Paris et de la vie parisienne il a tout connu : il en fut l’une des têtes d’affiche, à partir des années 1910. Quand il s’est retiré, ce fut pour Golfe-Juan, Vallauris, Mougins, bourgades de la Côte d’Azur voisines de Cannes, de Saint-Paul-de-Vence et de Monaco, traditionnels lieux de villégiature pour la nomenklatura parisienne. Dans ses retraites méridionales, Picasso continuait de recevoir, on faisait antichambre pour venir le visiter.
Génie polymorphe, véritable force de la nature, Picasso était une bête à la fois solitaire et mondaine. Certes classé un temps comme cubiste, il n’a jamais appartenu à aucune autre école que la sienne, n’a jamais obéi à aucune discipline de groupe. Tel un astre dominant, il a influencé tous les acteurs principaux de son époque et n’a jamais laissé indifférent. À Paris, personne ne pouvait ignorer sa présence écrasante. On cherchait à obtenir de lui une caution au moins officieuse, un mot ou un regard bienveillants, un geste amical, une aumône. Tout le monde le redoutait, le courtisait, le respectait : André Breton et les surréalistes, Jean-Paul Sartre, Aragon et plusieurs dirigeants du Parti communiste, André Malraux et l’ensemble des grands de l’Hexagone. Jean Cocteau, on l’a vu, le suivait comme son ombre, et passait sa vie à attendre un signe de sa part.
Picasso n’était pas seulement un artiste génial et une célébrité, bref un homme important comme on les aime en France. Il était aussi un être éminemment urbain, habile, rusé, rompu à toutes les subtilités de la vie mondaine et culturelle. Au rayon de l’hypocrisie et de la méchanceté, qualités indispensables sous ces latitudes, il n’avait pas son pareil. Picasso pouvait jouer au besoin le sphinx impénétrable, ou le vieux paysan espagnol madré qui feint de ne rien comprendre aux jeux de société, pour mieux dérouter ses interlocuteurs et les collectionneurs, mais il possédait sur le bout du doigt les codes parisiens et, par-dessus tout, l’art de la conversation. Il n’était sans doute pas aussi volubile et extravagant que Salvador Dalí, dont les monologues en français éblouissaient ceux qui l’approchaient, mais il avait d’autres qualités majeures : la rapidité, le mordant, la précision dans le tir. On raconte que, sous l’Occupation, il aurait montré à un officier allemand une photo de son tableau Guernica. « C’est vous qui avez fait ça ? » aurait demandé l’officier. « Non, c’est vous », aurait répondu Picasso. Il n’y a pas de grand Parisien sans le sens de la repartie. L’étranger, même génial et célèbre comme lui, restera un visiteur — de marque mais un visiteur tout de même — s’il ne sait pas briller dans la conversation ou tuer d’un bon mot. Rien n’a changé depuis les scènes de salon de l’Ancien Régime décrites en 1996 dans Ridicule, le film de Patrice Leconte. Les bons mots ne sont plus les mêmes, mais la guerre des mots n’a jamais cessé.
Scène parisienne entre toutes. Le 19 mars 1944[46], dans les tout derniers mois de l’Occupation, Picasso invite une trentaine d’amis dans l’appartement de Michel Leiris pour la lecture d’une pièce de théâtre « surréaliste » qu’il a écrite — en quatre jours — en janvier 1941 : Le Désir attrapé par la queue. La distribution est elle-même surréelle. Albert Camus signe la mise en scène. Jean-Paul Sartre tient le rôle du Bout rond, Simone de Beauvoir fait la Cousine de la Tarte, Raymond Queneau l’Oignon, Dora Maar l’Angoisse grasse. Dans le public, on trouve Jacques Lacan, Sylvia et Georges Bataille, Jean-Louis Barrault, Valentine Hugo, Henri Michaux et plusieurs autres. Bref quelques-uns des plus hauts dignitaires de la République parisienne des arts et des lettres. La pièce est sans doute davantage une curiosité littéraire qu’une œuvre majeure, mais elle a été jouée par la suite à Londres en 1949 sous la direction de Dylan Thomas et à New York en 1952 par le Living Theater. En tout cas, Picasso faisait une démonstration éclatante de sa maîtrise de la langue et des codes littéraires devant le plus brillant jury qui soit.
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C’est la date généralement retenue par les spécialistes, mais il existe une incertitude à ce sujet. Simone de Beauvoir, dans