Cette agitation stridente a une explication : de toutes les capitales occidentales, Paris est de loin la plus densément peuplée. Selon l’INSEE, on y relevait 20 980 habitants au kilomètre carré en 2008, contre seulement 4 978 pour Londres et 2 165 pour Rome. Symbole même de la ville tentaculaire dans un pays immensément peuplé, Shanghai affiche seulement 3 600 habitants au km2. Bien entendu, le mode de calcul n’est pas le même d’une mégapole à l’autre : le Greater London, avec ses 1 570 kilomètres carrés pour 8,1 millions d’habitants, englobe, au-delà des cinq boroughs du centre-ville, une proche banlieue comparable à la petite couronne parisienne. Mais nulle part sur la Terre on n’a réussi à loger 2,25 millions d’habitants dans un espace de 105 kilomètres carrés — en fait 87 seulement si l’on soustrait les bois de Boulogne et de Vincennes. Le tour de force parisien s’explique : des immeubles généralement hauts de six ou sept étages, de nombreuses rues « pré-haussmanniennes » souvent étroites, et la rareté de grands espaces verts, mis à part les squares, jolis mais de modeste dimension, dont Haussmann a méthodiquement saupoudré la ville, Maigre consolation : c’était bien pire avant. En 1872, le 1er arrondissement comptait 74 286 habitants, le 2e 73 578, le 3e 89 687, et le 4e battait tous les records avec 95 003 résidents. Les quatre arrondissements centraux, qui sont également les plus petits, comptaient alors pas loin de 350 000 habitants, contre à peine 100 000 à l’heure actuelle. La surpopulation atteignit son point maximum vers 1920, avec près de 2,9 millions de Parisiens.
La ville est depuis quelques siècles un chaudron infernal qui rend fous ceux qui y habitent. Elle est désormais hermétiquement fermée par le boulevard périphérique qui la condamne à ne plus jamais sortir de ses frontières. La banlieue est susceptible de bouger, de se transformer, de s’étendre, de se remodeler. La ville bute sur cette barrière architecturale, urbaine et sociale aussi infranchissable qu’en son temps le mur de Berlin. À cette différence près que jamais personne ne trouva cette séparation normale. Elle fut considérée comme une monstruosité, un héritage de la Seconde Guerre mondiale. Et on avait tout de même laissé à Berlin-Ouest de beaux espaces verts en quantité. C’était presque la ville à la campagne. A contrario, l’encerclement de Paris a achevé pour de bon un chef-d’œuvre de béton et de pierre où tout l’espace est déjà occupé par des immeubles d’habitation ou de bureau, des monuments, des voies de circulation. Depuis longtemps on ne peut plus construire quoi que ce soit de nouveau, sauf à détruire ce qui existait déjà, comme les grandes Halles centrales, les abattoirs de la Villette dans le 19e, la Halle aux vins dans le 12e ou les entrepôts de la SNCF dans le 13e. Quant aux rares espaces verts dignes de ce nom — jardins du Luxembourg et des Tuileries dans le centre, parc Monceau, Montsouris, des Buttes-Chaumont dans les arrondissements plus excentrés —, leur ordonnancement à la française est tellement strict qu’on les croirait eux-mêmes taillés dans la pierre[5]. Si l’on cherche un peu de paix et des bribes de nature originelle dans Paris, on n’a plus qu’à se réfugier au cimetière du Père-Lachaise ou au Jardin des Plantes.
Le chaudron infernal est un cadeau d’Adolphe Thiers. Dans la mémoire collective, le souvenir de ce dernier n’a guère survécu que pour ses exploits pendant la Commune de Paris en 1871, quand depuis Versailles et sous le regard des armées allemandes installées aux portes de la capitale il reprenait aux enragés le contrôle de la ville lors de la semaine sanglante du 21 au 28 mai. Un tel fait d’armes a occulté à jamais le reste de sa carrière. Et pourtant il fut l’un des personnages centraux d’une bonne moitié du XIXe siècle. Sa longévité politique, son habileté et sa versatilité ont fourni le moule originel de l’homme public opportuniste et insubmersible. Thiers annonçait les grands politiciens inamovibles et tortueux de la République, Edgar Faure, François Mitterrand, Jacques Chirac et bien d’autres.
Thiers fut précoce en tout et extraordinairement persévérant dans l’effort. Partisan d’une monarchie constitutionnelle, il fut de ceux qui poussèrent Louis-Philippe d’Orléans à prendre le pouvoir en 1830. À partir de là il devint pour quarante ans un pilier de la vie politique française, classé plutôt « à gauche », plusieurs fois ministre de l’Intérieur ou des Finances, deux fois président du Conseil entre 1830 et 1848, éternel rival de Guizot. Sous le Second Empire, le voilà opposant en chef au régime autoritaire, député « libéral » à partir de 1863. À la chute de Napoléon III, il constituait, à soixante-quatorze ans, un recours naturel et devint pour un an et huit mois le premier président — et homme fort — de la IIIe République.
La célébrité du baron Haussmann ne se discute pas : on lui doit le visage moderne de la capitale. Ses travaux pharaoniques, étalés sur une quinzaine d’années entre 1853 et 1868, ont sans états d’âme remodelé le vieux Paris, détruit au passage 40 000 immeubles, donné de la respiration aux douze arrondissements surpeuplés de l’époque. On doit au baron le tracé de l’axe Nation-Étoile, les grandes avenues qui partent de la place de l’Étoile, le boulevard Voltaire, la rue de Turbigo, et toutes ces lignes droites et ces diagonales qui structurent à jamais l’espace urbain.
En revanche on a un peu oublié ce qu’on doit à Adolphe Thiers. Si le président du Conseil des ministres de Louis-Philippe en 1840 n’avait pas décidé la construction de ce qui s’appellera — jusqu’à sa démolition dans les années 1920 — l’enceinte de Thiers, le tissu urbain aurait continué à proliférer en suivant ses propres lois, l’évolution de la démographie et de l’activité économique, comme à Londres ou à Rome.
À l’instar de la plupart des grandes villes européennes, Paris s’est développé en cercles concentriques, lesquels correspondaient aux enceintes fortifiées qui se sont succédé au fil des siècles. À l’époque romaine, la population de Lutèce, installée pour l’essentiel sur la rive gauche, avait fortifié l’île de la Cité par un mur de pierres qui longeait le rivage, à quinze mètres de la Seine. Cette enceinte gallo-romaine subsistera pendant plus de mille ans. S’y ajoutera, au Xe siècle, une première enceinte destinée à protéger les populations massées sur la rive droite, et qui recouvrait en partie l’actuel quartier des Halles et du Marais. Un arc de cercle qui prenait naissance en bord de Seine à la hauteur de l’actuelle rue du Louvre remontait jusqu’à la rue de la Ferronnerie et se refermait en face de ce qui est aujourd’hui le pont Louis-Philippe.
L’enceinte de Philippe Auguste, édifiée de 1190 à 1213, a laissé davantage de vestiges, enchevêtrés dans des constructions postérieures, comme dans le quartier de la Contrescarpe. Elle dessine un Paris en modèle réduit. Sur la rive droite le périmètre s’est élargi pour englober la quasi-totalité des Halles et une partie plus importante de l’actuel Marais. Un nouvel arc de cercle est dessiné sur la rive gauche, depuis la tour de Nesle jusqu’à l’actuel quai de la Tournelle, en passant aux environs de l’actuelle chapelle de la Sorbonne. Une frontière qui délimite peu ou prou le Quartier latin.
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En comparaison, Londres compte trois immenses jardins à l’anglaise en plein centre-ville : Hyde Park, Holland Park et St. James Park.