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Il s’agit d’un prérequis : l’étranger est un candidat admissible au titre de grand Parisien à la condition expresse de se mouvoir avec aisance, intelligence et efficacité en français. Une certaine forme d’accent ne constitue pas un handicap : la plupart des locuteurs d’origine étrangère, même les plus virtuoses, les plus véloces et subtils en français, conserveront jusqu’à la mort une trace de leur langue de naissance, généralement la façon de prononcer le r (italien, anglais, allemand, grec, hispanique, etc.). Picasso avait donc un accent espagnol, Elsa Triolet un accent russe, et l’éditrice Teresa Cremisi assume une légère pointe d’accent italien, bien plus léger que celui d’Umberto Eco, dont la conversation est pourtant particulièrement étincelante.

L’autre condition exigée de l’aspirant au titre de Parisien d’adoption : qu’il comprenne ou à tout le moins devine l’extraordinaire complexité de cet univers urbain qui se développe en vase clos après s’être construit sur quelques siècles d’habitudes bizarres et d’histoire tumultueuse. Il faut, comme l’écrit le journaliste-écrivain Philippe Labro, « pénétrer les cercles les plus divers de cette ville si compliquée (…), déchiffrer les dessins de ce tissu difficile à transpercer, celui que tendent, sans même le savoir, les Parisiens entre eux et l’étranger[47] ».

Le bon candidat est généralement un urbain, habitué aux grandes villes, à ces métropoles où l’on apprend que l’homme n’est ni bon ni mauvais, ou plutôt les deux à la fois et que c’est incurable. Certains diront que c’est du bon sens, d’autres que c’est du cynisme. En tout état de cause, l’optimisme béat et l’étonnement perpétuel sont de très mauvaises dispositions d’esprit pour qui veut faire son chemin vers les sommets parisiens ou plus simplement se faufiler dans des milieux agréables.

Si l’on ébauche une liste approximative des étrangers qui ont atteint le grade de super-Parisiens à l’époque contemporaine, on constatera — outre le fait qu’ils furent tous de brillants locuteurs du français — qu’ils venaient tous de sociétés aussi compliquées que celle où ils se sont finalement installés.

Depuis toujours, l’Europe latine et méditerranéenne a alimenté la parisianitude de haut niveau. On trouve, outre Picasso, des Espagnols comme Jorge Semprun ou Arrabal. Des Grecs : le cinéaste Costa-Gavras, l’écrivain Vassilis Alexakis, les philosophes Nikos Poulantzas ou Kostas Axelos[48]. Curieusement, à l’exception notable de Teresa Cremisi, star de l’édition, les Italiens célèbres ne sont pas si nombreux : peut-être parce qu’ils sont bien chez eux et que, voisins de la France et si proches à tout point de vue, ils n’ont même pas à s’installer à Paris pour être des Parisiens d’honneur. Umberto Eco est ici chez lui, même s’il n’y habite pas. Traditionnellement, romanciers et cinéastes italiens ont été des habitués de Paris où ils gardaient parfois un pied à terre, et ils parlaient couramment le français pour la plupart. Les Italiens ont tant de points communs avec la France et sont de si parfaits Parisiens que ceux qui prennent résidence à l’ombre de la tour Eiffel se fondent dans le paysage et qu’on ne les remarque plus, même s’ils travaillent dans l’édition, dans les journaux, à l’université. L’intellectuel ou l’artiste italien est presque un Parisien de naissance.

Autre pays surreprésenté dans les hautes sphères du parisianisme : l’Argentine. Ou, devrais-je dire, Buenos Aires, car ses habitants les Porteños sont sans conteste les plus Européens de tous les Latino-Américains. On trouve parmi eux de nombreux Italiens issus de l’immigration du début du XXe siècle, beaucoup de descendants d’immigrés est-européens. Les Argentins traînent par ailleurs en Amérique latine une réputation d’insupportables snobs, ce qui les prédestine à s’adapter à la vie en bord de Seine. La contribution des Argentins à la vie culturelle et intellectuelle du dernier demi-siècle n’est pas négligeable : le dessinateur Copi fut considéré dans les années 1970 comme une référence absolue dans les milieux branchés. Alfredo Arias fut et demeure un arbitre des élégances au théâtre. Le grand amuseur public Jérôme Savary, décédé en mars 2013, avait un père français et une mère américaine, et a fait très jeune ses études en France, mais il était né à Buenos Aires, avait la nationalité argentine et retourna pour trois ans dans son pays natal en 1962, à vingt ans, pour y accomplir son service militaire. Si Borges, contre toute logique, n’est jamais venu s’installer à Paris, on a eu droit à Julio Cortázar. Dans la même veine borgésienne, et venant d’un pays cousin de l’Argentine, le réalisateur chilien Raoul Ruiz a été sans conteste l’un des cinéastes parisiens les plus importants de son temps, même si curieusement son français parlé est toujours resté un peu laborieux.

D’autres Latino-Américains se sentent à Paris comme des poissons dans l’eau — exemple Mario Vargas Llosa, qui parle un français remarquable, mais aussi de nombreux Brésiliens — car ils y retrouvent le même goût pour les complications, l’importance des conventions et des apparences, le poids de l’Histoire et de la religion, le conflit inéluctable entre le sexe et l’ordre social.

Autre pays qui semble en prise directe sur la France : la Roumanie. Encore des Latins, ou plutôt des Slaves romanisés et latinisés : ce cocktail détonant explique sans doute le caractère compliqué, fantasque et ténébreux de ces Européens du troisième type. La liste des Roumains qui se sont illustrés rive droite ou rive gauche est impressionnante. On a eu droit au début du XXe siècle aux nombreuses « princesses » qui jouèrent un rôle éminent dans la vie mondaine sous le regard de Marcel Proust : la princesse Bibesco, qui finit par demander à l’abbé Mugnier de la convertir au catholicisme, Hélène Soutzo qui, arrivée en 1913 à Paris, engloutit une fortune issue de la banque et devint pour la vie Mme Paul Morand, entre autres. La liste continue et s’étoffe avec, dans les années 1920, le dadaïste Tristan Tzara, un Roumain qui avait d’abord distraitement posé ses bagages en Suisse. Héritage du fascisme roumain et de la guerre : après 1945 on retrouva Eugène Ionesco, qui allait devenir le dramaturge français le plus important de la seconde moitié du XXe siècle, le moraliste Émile Cioran, qui fut l’un des plus grands stylistes en langue française, et le philosophe Mircea Eliade. Ils venaient d’un pays et d’un passé tellement bizarres que les complications de la vie parisienne leur parurent bien innocentes. Dans la foulée, on hérita des romanciers Virgil Tanase et Paul Goma, mais la liste n’est pas close, loin de là.

Les Roumains sont des Slaves d’un genre un peu particulier. Il y a aussi les Slaves tout court, à commencer par les Russes. Sans remonter à la comtesse de Ségur et pour nous en tenir au XXe siècle, beaucoup d’entre eux ont été dans leur domaine respectif de parfaits Parisiens. Cela va de Stravinsky et Diaghilev à Noureïev, d’Henri Troyat à Elsa Triolet, Joseph Kessel ou Romain Gary, aujourd’hui Andreï Makine, prix Goncourt 1995. Chacun dans son genre, ils ont atteint les hautes sphères, où ils étaient traités sur un pied d’égalité par les puissances régnantes. Joseph Kessel fut même élu à l’Académie française, que dire de plus ?

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47

Dans sa préface à De Paris à la Lune, Adam Gopnik, op. cit.

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48

L’époque étant ce qu’elle est, il faudrait, je suppose, mettre aujourd’hui en tête de liste un certain Nikos Aliagas, vedette de TF1.