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Les Russes auraient-ils des dispositions naturelles à la parisianité ? Il paraît que Noureïev parlait un charabia épouvantable, aussi bien en anglais qu’en français, mais il le faisait avec un aplomb jamais pris en défaut. Ce qui compte à Paris, ce n’est pas de conjuguer les verbes correctement, de manier l’imparfait du subjonctif ou de respecter les formes atones de la négation comme Jean-Marie Le Pen ou de vieux profs de français aigris, mais de s’exprimer avec aisance et autorité. On peut dire : Chais pas, et briller dans la langue de Molière. Le français qu’il écrivait si bien n’était pas la langue maternelle de Romain Gary, mais il le parlait avec drôlerie et virtuosité, accent russe compris. Les Russes de Paris s’affichent tels qu’ils sont, sans jamais douter. Venant d’une contrée immense, mystérieuse et tragique, ils ont une folie profonde qui les dispense de s’intéresser aux subtilités montparnassiennes ou germanopratines. Ils adoptent les manières qui leur conviennent et ignorent les autres. Paris ne les impressionne en aucune manière. Ils mènent leur vie et foncent droit devant eux sans se soucier des usages quand ceux-ci leur paraissent fastidieux. Le bruyant et falstaffien Gérard Depardieu d’aujourd’hui pourrait être un de leurs modèles, et finalement ce n’est peut-être pas par hasard si Vladimir Poutine lui a généreusement accordé un passeport russe.

Il y a d’autres pays, sérieux, sages et consensuels, plutôt ordonnés et portés sur la moralité : leurs ressortissants ont peu de chances de s’acclimater à la vie parisienne. Des pays où l’on ne pratique ni le bavardage frivole, ni les discussions enflammées à propos de presque rien, ni les jeux de société compliqués. Où l’on pense que seul le mérite doit être récompensé, que le bien finira un jour par triompher. Ils ne sont pas à l’aise à Paris et n’y prennent pas racine.

Premiers absents de marque : les Allemands. Il y eut bien quelques exceptions : l’artiste Max Ernst, qui passa l’essentiel de sa vie d’adulte en bord de Seine, mis à part son exil forcé aux États-Unis pendant la guerre ; l’écrivain Walter Benjamin, qui s’exila à Paris dès l’arrivée au pouvoir des nazis. La liste des grands noms s’arrête à peu près là. Stefan Zweig avait beau être un européiste engagé, un bon connaisseur du français, le meilleur ami de Romain Rolland, il alla directement à Londres après avoir fui l’Autriche, puis continua son chemin jusqu’au Brésil, où il se suicida en 1942. Sigmund Freud, exfiltré d’extrême justesse de Vienne en 1939, choisit lui aussi la capitale britannique et y mourut en 1940. Ni Thomas Mann, ni Bertolt Brecht, ni aucune célébrité intellectuelle ou artistique du siècle ne furent des familiers de Paris. Notable exception à la règle : Ernst Jünger, qui faisait partie des troupes d’occupation en tant que lieutenant de la Wehrmacht. Mais il était également un écrivain et un antinazi bien que venu de la droite, et il noua de véritables relations personnelles au sein de l’intelligentsia. À une époque plus récente, on a vu dans la région les cinéastes Volker Schlöndorff ou Wim Wenders, qui parlent tous deux couramment français. Mais ils n’ont jamais fait partie de la vie parisienne. À la télévision, on a pu constater qu’ils n’étaient pas franchement à leur aise dans ces émissions culturelles où tout va trop vite, où il faut avoir dans la seconde la repartie qui tue, où il convient d’afficher en toute circonstance un parfait détachement et une pointe de cynisme. Manifestement les Allemands ne sont pas doués pour ces jeux. Pas plus que le grand cinéaste autrichien Michael Haneke, souvent célébré à Cannes, porté aux nues par les cinéphiles, invité à monter Don Giovanni au Palais-Garnier.

Il m’est arrivé au fil des décennies de croiser des correspondants de presse étrangers. J’ai toujours eu le sentiment que les journalistes allemands — y compris ceux appartenant aux meilleures publications, Die Zeit, Der Spiegel, le Frankfurter Allgemeine Zeitung — restaient fondamentalement intimidés par la scène parisienne, la virtuosité langagière, l’ironie ambiante, le culte assumé de la légèreté. Contrairement aux Italiens, aux Espagnols, aux Brésiliens ou aux Russes, qui viennent s’ébattre dans ce marigot comme d’insouciants alligators.

Un Allemand roi des salons parisiens, on n’en a pratiquement jamais vu, à l’exception notable du couturier Karl Lagerfeld, qui a tout compris de ce qu’il convient de dire et faire dans les dîners en ville et les talk-shows de Laurent Ruquier ou Thierry Ardisson. Pour ce qui est du sens de la provocation et de la dérision, il ne craint aucun compétiteur.

On ne va pas allonger la liste à l’infini. Qu’il suffise de constater également l’absence des Hollandais, des Scandinaves, qui forment avec l’Allemagne l’essentiel de cette Europe du Nord à dominante protestante, si exemplaire sur le plan politique et social, un peu ennuyeuse dans la vie de tous les jours. Ingmar Bergman, malgré l’adulation dont il a toujours été l’objet, a toujours évité Paris. Quand il a fui le fisc suédois, il s’est installé à Munich[49]. On se souvient du Festin de Babette, ravissant film danois de 1987, où une paisible communauté provinciale, honnête et puritaine, voit sa vie bouleversée par l’arrivée de LA Parisienne, incarnée par Stéphane Audran. Pourtant sérieuse et dure à l’ouvrage, elle se révèle être une ancienne communarde pourchassée par la justice et une ex-tenancière de restaurant, bref une agitée de la politique et une jouisseuse sans moralité.

Quant aux Britanniques, ils sont à part, comme d’habitude. Ils sont très nombreux en France, notamment à Paris. Beaucoup d’entre eux parlent parfaitement le français, ce qui les distingue des Américains[50]. Eux aussi respirent une certaine austérité. Ils réprouvent la propension des Français à la petite malhonnêteté et à l’incivisme, des travers qui atteignent leur paroxysme dans la capitale. Quand ils se livrent aux plaisirs décadents de la table ou de l’œnologie, ils le font avec un sérieux effrayant, se plongent dans des livres, apprennent par cœur les noms des vignobles et des cépages, et sont incapables de boire un verre de vin sans que cela ressemble à une grand-messe. L’humour britannique, si admirable dans les livres ou dans les débats à Westminster, ne semble pas irriguer les simples conversations de tous les jours. Le mauvais esprit courant des Français les choque, et bien peu d’entre eux ont les moyens de briller dans les dîners.

Reste le cas des Américains. Il est paradoxal.

Il y a une légende dorée des Américains à Paris. En 1790, Benjamin Franklin y fut accueilli triomphalement et on le fit citoyen d’honneur. Dans les années 1920, Scott Fitzgerald et Ernest Hemingway devinrent les rois de la nuit, les vedettes du Bal nègre, du Dingo Bar de la rue Delambre et du Ritz, selon les chroniqueurs les plus autorisés. Sylvia Beach, qui la première publia Ulysses de James Joyce, en 1921, avait ouvert avec Adrienne Monnier Shakespeare and Company, rue de l’Odéon[51], une librairie où l’on croisait Fitzgerald et Hemingway, Ezra Pound, Peggy Guggenheim ou John Dos Passos, mais aussi Gide, Claudel, Breton et Aragon. Dans les années 1930, ce fut au tour de Henry Miller, Anaïs Nin et quelques autres. Les Américains étaient si nombreux à Paris dans ces années-là que même le Chicago Tribune y publia — jusqu’en 1934 — une édition quotidienne. Quand les Parisiens se tournent aujourd’hui avec nostalgie vers cette époque, ils ont l’impression, pas complètement fausse, qu’une partie majeure de la vie littéraire américaine se déroulait alors entre Montparnasse, la place de Clichy et le quartier de la Bastille. Paris est une fête, titre du livre de souvenirs des Années folles publié tardivement par Hemingway en 1947[52], est une expression passée dans le langage courant des milieux cultivés. Le fantôme de Scott Fitzgerald qui hante le Ritz confirme rétrospectivement la place éminente que tenait alors Paris sur la scène mondiale.

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49

Y aurait-il une incompatibilité d’humeur irrémédiable entre les Suédois et Paris ? On peut se poser la question à la lecture de lettres écrites en 1883 par August Strindberg, provisoirement installé rive gauche où il travaillait à Inferno. Ainsi ces récriminations franchement excessives, sans doute écrites l’un de ces jours où rien n’allait : « Comme ils puent ! Ils ne se lavent pas, se contentent de se parfumer. Et comme ils vous volent ! S’ils ne vous volent pas, ils mendient. (…) Il n’y a pas de librairie digne de ce nom sauf pour la pornographie (sic  !). Nous n’arrivons pas à manger la nourriture pour chiens qu’ils nous servent sans tomber malades. Pisser coûte 5 centimes, chier un franc au moins, et on ne peut baiser pour moins de 10 francs… » Cité in : Petite anthologie du désamour, Éditions Parigramme, 2013.

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50

Constatons au passage que le Britannique généralement considéré comme un grand spécialiste de la France, Theodore Zeldin, auteur notamment d’une somme sur les Passions françaises, s’exprime après tant d’années dans un français correct mais lent et laborieux. Symptôme.

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51

Laure Murat, qui a raconté l’histoire de Sylvia Beach dans Passage de l’Odéon (Fayard, 2003), précise que l’actuelle Shakespeare and Co installée depuis le début des années 1950 quai de Montebello, face à Notre-Dame, n’a aucun rapport avec celle du 18, rue de l’Odéon, qui ferma définitivement ses portes en décembre 1941, après l’arrivée des Allemands.

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52

Titre original : A Moveable Feast, Gallimard, 1964 pour l’édition française, Folio, 2011 pour l’édition ici utilisée.