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Ajoutons à ce passé glorieux la fascination extrême que les romanciers et les réalisateurs d’outre-Atlantique exercent toujours sur l’intelligentsia et les grands médias parisiens. Ceux-ci ont un jour décidé, quelques décennies après le succès planétaire de Portnoy’s Complaint en 1967, que Philip Roth était « le plus grand romancier vivant », et depuis on l’a répété à la sortie de chacun de ses livres. Une dizaine ou une vingtaine de romanciers made in USA — certains remarquables, d’autres non — mobilisent à chaque publication, la même semaine, la une des sections livres des grands médias : James Ellroy, Richard Ford, Tom Wolfe, Jim Harrison, Paul Auster et plusieurs autres. Côté cinéma, on idolâtre Robert De Niro, Sharon Stone, Sofia Coppola, Woody Allen, Jim Jarmusch, Martin Scorsese et, à force de les admirer, on finit par les considérer comme des membres de la famille. « Vous êtes ici chez vous », leur disent les journalistes et animateurs.

À l’automne de 1995, un certain Adam Gopnik s’était installé pour cinq ans à Paris comme correspondant du New Yorker, un hebdomadaire de grande qualité et l’une des publications les plus prestigieuses au monde. En 2003 paraissait la traduction française de From Paris to The Moon, une sélection de ses articles publiés de 1995 à 2000. C’est élégamment écrit, gentiment ironique, cela se veut simple et terre à terre (problèmes de plombiers, de grèves à la SNCF, de la livraison de la dinde de Noël depuis sa ferme natale, de l’achat de la bûche de Noël chez Ladurée) mais on y trouve aussi une accumulation extraordinaire de clichés, de préjugés, d’idées reçues et parfois de grosses bêtises. Lorsque Gopnik et sa femme sont à la recherche d’un club de gymnastique, « quelqu’un a suggéré que nous nous inscrivions au Health Club du Ritz : on ne pouvait pas faire plus français que cela[53] ». Philippe Labro, le Monsieur USA de la scène parisienne, lui a pourtant écrit une préface plus que louangeuse, et, à la publication du livre, Bernard-Henri Lévy lui a consacré une page entière dans Le Point. Philippe Labro va jusqu’à affirmer que Gopnik a eu le mérite de « débarquer à Paris, discret, dépourvu de toute lettre d’introduction pour pénétrer dans les cercles les plus divers[54] ». On suppose qu’il s’agit d’un trait d’humour. Car à Paris, malgré le délire antiaméricain que croit deviner Gopnik chez ses voisins qui fréquentent le marché bio du boulevard Raspail, chacun déroule le tapis rouge devant les représentants des plus grands médias new-yorkais, les New York Times, Vanity Fair et autres Esquire. Devant le New Yorker on se met à genoux. À peine arrivé dans son appartement du « bon » 7e arrondissement, son correspondant, à moins d’être un autiste ou un passager clandestin, reçoit en une semaine plus d’invitations personnelles flatteuses que n’en voit arriver en une année le représentant du Spiegel, voire celui du Financial Times.

Les acteurs, les réalisateurs, les écrivains, les artistes américains sont, répétons-le, des héros, des dieux de l’Olympe. On suit à distance le feuilleton new-yorkais dont ils sont les vedettes. Si l’un d’entre eux daigne venir habiter Paris — le plus souvent un romancier —, on en fait des articles dans les journaux. On signale la présence des célébrités de passage ; des agences de publicité tentent de louer leurs services pour la soirée de lancement d’un nouveau parfum, l’inauguration d’un nouveau palace. Même à un niveau plus modeste et discret — dans l’université, dans l’édition —, tout visiteur américain possède par la citoyenneté une carte de visite sans équivalent, qui lui ouvre beaucoup de portes.

Cela ne fait pas pour autant de ces Américains de vrais Parisiens. On les invite, on se flatte de les avoir à sa table. Mais ils resteront des visiteurs, auxquels il faut parfois prodiguer la traduction simultanée dans les dîners en ville, ou qui sont perdus lorsque la conversation s’égare autour des petites histoires et intrigues locales, dans le domaine de l’art, de la politique, de la télévision. Avec un Argentin ou un Roumain, pas de problème de ce genre : six mois après son arrivée, il a tout compris, les dernières expressions à la mode, les personnages à connaître à tout prix dans le feuilleton médiatique et mondain, et surtout les ringards, les blaireaux, les losers à qui il faut éviter d’adresser la parole.

J’ai croisé ou fréquenté au fil des ans un grand nombre d’Américains qui s’étaient installés à Paris et y vivaient depuis des décennies. Certains parlaient encore assez mal le français, avaient du mal à suivre une conversation générale, ne comprenaient pas toujours lorsque les échanges allaient trop vite. Dans des milieux comparables — le journalisme, l’université, la culture dans un sens large —, j’ai souvent rencontré des Britanniques parfaitement francophones, fort peu d’Américains. Ceux-ci se révèlent à l’usage encore plus mauvais que les Français de souche pour l’apprentissage des langues étrangères. Leur cerveau semble ne jamais se résoudre au fait que les autres grands pays — occidentaux du moins — ne sont pas en tout point semblables aux États-Unis, et que certains Européens, inexplicablement, ne comprennent toujours pas l’anglais quand on s’adresse inopinément à eux dans la rue. Il est vrai que cette langue, baragouinée sur tous les continents, est devenue la lingua franca du monde moderne et que tout un chacun l’utilise spontanément quand il descend d’avion à Moscou, à Berlin ou à Shanghai. L’Américain est certes ridicule quand il s’adresse dans sa langue à un boulanger du 18e arrondissement, mais moins que le Gaulois ne l’est quand il interpelle des passants à Moscou ou à Chicago dans la langue de Coluche. Car il faut constater l’évidence : sur la Terre, et singulièrement en France, il se trouve encore une forte majorité de gens qui ne comprennent toujours rien de cet idiome, à l’exception de certains mots parfois inventés de toutes pièces : jogging, pin’s, walkman ou goal-average (qui se prononce alors golavérage, avec accent tonique sur les deux a).

Cette disposition d’esprit explique que des Américains, après de nombreuses années, continuent de parler le français comme s’ils déchiffraient des mots vaguement incompréhensibles mis bout à bout. À leur décharge, il faut dire qu’à Paris on peut vivre sa vie entière en anglais, à la seule condition de savoir commander au restaurant et demander son chemin dans la rue. On y trouve des journaux américains, à commencer par l’International New York Times, l’ex-International Herald Tribune, et des périodiques plus ou moins éphémères mais toujours assez chics. Il y a des librairies et même de petits théâtres anglophones, il y a, au bas de la rue Saint-Jacques, le fameux Shakespeare and Company deuxième manière où l’on donne des lectures de romans ou de poésie. Il y a des bistrots de Montparnasse ou de Saint-Germain fréquentés par des Américains sédentarisés et où la seule langue d’usage reste l’anglais. Sans même parler du célèbre Harry’s Bar de la rue Daunou, connu de tous les Américains de passage. On peut vivre toute sa vie à Paris sans jamais sortir de milieux anglophones.

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Op. cit.

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Id. ibid.