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C’est une vieille histoire. Dans Paris est une fête, Hemingway note que Scott Fitzgerald n’a même jamais essayé d’apprendre le français. Ce qui explique peut-être la mauvaise opinion qu’il avait des indigènes :

Scott détestait les Français et les seuls Français qu’il rencontrait étaient des serveurs qu’il ne comprenait pas, des chauffeurs de taxi, des employés de garage et des propriétaires[55].

Je me souviens d’avoir été frappé par une longue interview d’une heure accordée à la télévision canadienne au milieu des années 1960 par Henry Miller. Celui-ci, chacun le sait, avait passé dix années entières à Paris, de 1930 à 1940, à sillonner les rues de la ville. Or le romancier, grand voyageur et cosmopolite, parlait un français laborieux, en cherchant ses mots et en alignant des phrases ternes.

À la relecture de Tropique du Cancer, on constate à la vérité que Henry Miller ne fréquente jamais que des Américains, ou des Anglais, ou alors des étrangers qui eux-mêmes fonctionnent en anglais. Dans la vie quotidienne de Miller, il n’y a pratiquement jamais de Français, à l’exception d’une pute ou d’un patron de bistrot, qui font de la figuration et parfois lâchent une expression pittoresque en français dans le texte. Pour le reste, le Paris de Henry Miller est américain et en tout cas parle anglais.

C’était la réalité. Dans des lettres à Anaïs Nin, Miller se plaint épisodiquement de son « pauvre français ». En décembre 1934, il narre sa première rencontre avec Blaise Cendrars, qu’il admire par-dessus tout :

En tant qu’homme, j’ai dû le décevoir, je n’ai presque rien dit. (…) À un moment j’ai fui sous le prétexte d’aller travailler. Je ne vais pas vous donner les détails de la rencontre. C’est trop vaste. (Tout en français d’ailleurs car il refuse par principe de parler anglais.) Je suis fourbu[56].

Qui ne peut pratiquer avec brio l’art de la conversation ne sera jamais heureux à Paris. Dieu merci, Henry Miller n’était pas le plus puritain des hommes, et se rattrapait avec les professionnelles de l’amour tarifé, au café L’Éléphant du boulevard Beaumarchais ou rue Vavin. Autre forme d’intégration qui n’est pas absurde.

Sur l’album de photos de la vie mondaine, intellectuelle et artistique parisienne depuis le début du XXe siècle, les Américains figurent à titre de visiteurs, d’oiseaux de passage. On compte les exceptions sur les doigts d’une main.

On mentionnera le surréaliste Man Ray, arrivé dans les années 1920 et enterré au cimetière du Père-Lachaise. Pour le reste, la liste se limite à trois femmes. Gertrude Stein, qui elle non plus ne quitta jamais Paris après y être arrivée en 1904. Sylvia Beach, dont on a déjà parlé, et qui fit partie intégrante du monde littéraire et artistique au plus haut niveau. Florence Gould, enfin, richissime et généreuse mécène de nationalité américaine, qui tint salon pendant des décennies, y compris sous l’Occupation, où elle recevait aussi bien Jean Paulhan que Marcel Jouhandeau et Paul Morand. Elle poussa le parisianisme jusqu’à orchestrer des élections à l’Académie française et à créer et doter le prix littéraire Roger-Nimier. Le succès et l’influence de Florence Gould sur la scène parisienne ont assurément quelque chose d’intrigant s’agissant d’une citoyenne américaine, née à San Francisco en 1895, mariée à un milliardaire californien. La clé de ce petit mystère : elle était la fille de Maximilien Lacaze, un éditeur français émigré aux États-Unis et qui y avait fait fortune. La plus parisienne de toutes les Américaines débarquées un jour en bord de Seine et dans les beaux quartiers fit une carrière d’autant plus extraordinaire qu’elle était une fausse Américaine. Cela aide.

IV

FANTÔMES

14

Rastignac parmi nous

Le brillant jeune homme qui connaît une réussite aussi étonnante que fulgurante existait depuis longtemps déjà à Paris, mais on ne l’avait pas formellement identifié. Balzac ne l’a donc pas créé, mais il lui a donné un nom. De la même manière, le marquis de Sade n’a certes pas inventé la fessée, mais il lui a fourni, si l’on ose dire, une raison d’être. Les histoires de couples élégamment douloureuses et compliquées, un célèbre auteur parisien du XVIIIe siècle les a qualifiées une fois pour toutes de marivaudages. La capitale de la France adore les concepts, et aurait été parfaitement capable d’inventer le machiavélisme, si Florence à l’apogée de sa gloire ne lui en avait soufflé l’idée. Paris au fil des siècles a donc produit quelques archétypes impérissables.

Ainsi Rastignac.

Honoré de Balzac n’imaginait pas que le patronyme connaîtrait une telle postérité et peut-être ne pensait-il pas donner au personnage une telle importance. Il fait apparaître Eugène de Rastignac de manière fugitive dans Le Bal de Sceaux, publié en 1829, mais c’est dans Le Père Goriot, chef-d’œuvre de 1835, qu’il devient dans La Comédie humaine une figure centrale dont on suivra de loin en loin la brillante carrière jusqu’à son élévation à la pairie de France.

Le héros en question est une créature éminemment parisienne, même si sa réputation a largement débordé ses frontières. C’est un jeune loup qui, parti de rien ou presque, atteint les sommets de la société en un temps record grâce aux armes de la ruse et de la séduction. L’expression désigne par extension tous les jeunes ambitieux trop pressés d’arriver. Quand ils n’arrivent à rien ou que leur succès se limite au cadre d’une ville de sous-préfecture, on parlera de Rastignac de banlieue, de Rastignac au petit pied, de Rastignac du pauvre. Rastignac tout court est forcément quelqu’un qui a brillamment réussi — et dans la capitale.

De l’avis des spécialistes, c’est Adolphe Thiers, toujours lui, qui aurait servi de modèle au romancier. Né en 1897 près de Marseille dans une famille issue de la bonne bourgeoisie mais un peu déclassée — un père affairiste proche de Lucien Bonaparte, une mère apparentée à André Chénier —, il fait des études de droit à Aix-en-Provence, puis monte aussitôt à Paris, dès 1823. Sept ans plus tard, à trente-trois ans, il a terminé une monumentale histoire de la révolution française en dix volumes qui lui vaut, à seulement trente-six ans, un siège à l’Académie française, alors en pleine gloire. Dès 1832 il a entrepris une carrière ministérielle qui sera d’une longévité exceptionnelle. Entre-temps il a conquis le cœur d’Euridice Dosne, épouse légitime d’un richissime agent de change. Guère vindicatif, le mari a pris l’amant de sa femme comme associé. En 1833, l’année de son entrée sous la Coupole, Adolphe Thiers consolide une fois pour toutes sa situation en épousant Élise Dosne, la fille de sa maîtresse, ce qui fait de lui le futur héritier de l’immense fortune de la famille.

De même, le jeune Rastignac, débarqué sans le sou de sa ville natale d’Angoulême, séduit à vingt et un ans la belle Delphine de Nucingen qui s’ennuie dans son hôtel particulier, entre dans la banque Nucingen, puis épouse la fille de la famille.

Sur un point, l’auteur de La Comédie humaine a pris des libertés avec son modèle vivant. Adolphe Thiers était assez vilain de sa personne, et particulièrement petit, même pour l’époque. Karl Marx, dans un texte consacré à la Commune, le surnomma le « nabot monstrueux » ; la reine Louise, fille de Louis-Philippe, lui donnait du « poney blanc ». Ses deux surnoms les plus répandus dans la presse et l’opinion furent « Foutriquet » et « Mirabeau-Mouche ».

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55

Paris est une fête, op. cit.

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56

Lettres à Anaïs Nin, Christian Bourgois, 1967. Citation tirée de la version 10–18, 1973.