Выбрать главу

Or le personnage balzacien passé à la postérité est avant tout un charmant homme, svelte, élégant, un peu dandy, éternellement jeune. Issu d’une famille de vraie noblesse tombée dans la quasi-pauvreté, Eugène arrive dans la capitale tellement fauché que, malgré le soutien financier de sa mère et de ses sœurs, il est condamné à habiter la pension Vauquer, rue Neuve-Sainte-Geneviève, dans le quartier étudiant. Sa garde-robe se résume à un seul habit propre, pas à la dernière mode et trop habillé pour l’après-midi. Faute de pouvoir se payer une voiture pour traverser la ville, il arrive avec des bottillons crottés à ses rendez-vous, mais n’en conserve pas moins une certaine allure : « Il avait le teint blanc, des cheveux noirs, des yeux bleus, écrit Balzac. Sa tournure, ses manières, sa pose habituelle dénotaient le fils d’une famille noble, où l’éducation première n’avait comporté que des traditions de bon goût. » Tandis qu’il rend sa première visite à Delphine de Nucingen, « quelques femmes le remarquèrent. Il était si beau, si jeune, et d’une élégance de si bon goût ! ».

Le jeune homme a aussi de la culture. À vingt ans, Rastignac rêve de devenir écrivain, il parle de poésie avec éloquence. Élégance, bonnes manières, fibre littéraire : les trois ingrédients indispensables au personnage.

Dans les allées du pouvoir, en tout cas médiatique et littéraire, on passe sa vie à Paris à buter sur des clones de ce Rastignac. Il apparaît comme le personnage emblématique de la bonne société. Les Américains un tant soit peu cultivés pensent que la majorité des Parisiens ressemblent à Jean-Pierre Léaud, François Truffaut et Bernard-Henri Lévy. L’homo parisianus a les traits fins et la mèche insolente, il est un peu agité et parle tout le temps en faisant beaucoup de gestes. Il reste mince à plus de quarante ans, il est joli garçon et plaît aux femmes, sans être pour autant ni danseur de tango, ni acteur, ni gigolo. Ces jours-ci, il serait le plus souvent un écrivain. Et un écrivain parisien célèbre — qui est en même temps un gros vendeur en librairie — est presque toujours un Rastignac, un fin causeur, charmeur, télégénique et séducteur. Jean d’Ormesson en reste un bon exemple.

Scène déjà ancienne, notée au milieu des années 1980 au Twickenham, ce bar de la rue des Saints-Pères célèbre à cause de sa proximité avec la maison Grasset, qui utilisait les lieux pour les rendez-vous, les interviews et comme boîte aux lettres. Je vous laisserai l’enveloppe au bar, vous disait le service de presse, c’est ouvert jusqu’à minuit. Quand il ferma ses portes à la fin du mois de décembre 1991, certains habitués firent appel à Jack Lang pour que l’estaminet soit classé « lieu de mémoire ».

C’était un jour de semaine, vers quinze heures trente ou seize heures. Dans un box pour quatre personnes idéalement situé entre le bar et la vitrine côté rue des Saints-Pères, on pouvait voir un fameux trio en train de deviser à mi-voix, l’air grave et détaché, tels des conspirateurs de bonne famille. Peut-être discutaient-ils de guerre et de paix, de la conduite à tenir vis-à-vis de cet énigmatique Gorbatchev, ou alors des mesures de rétorsion à appliquer contre deux critiques littéraires qui venaient de se montrer insolents, et dans Le Nouvel Observateur par-dessus le marché ! Les trois élégants jeunes gens, qui donnaient l’impression d’avoir passé un pacte avec le diable pour rester jeunes jusqu’au tombeau, étaient, par ordre alphabétique, Jean-Paul Enthoven, éditeur chez Grasset, chroniqueur au Point et auteur, Jérôme Garcin, journaliste littéraire déjà célèbre et auteur, et Bernard-Henri Lévy, qu’on ne présente plus, selon l’expression consacrée.

On ne pouvait s’empêcher de se dire : quel trio rastignacien plus vrai que nature ! Aucun des trois héros n’était né à Angoulême ou dans les ténèbres de la France profonde. Garcin a vu le jour à Neuilly. Enthoven et Lévy sont nés en Algérie mais sont arrivés jeunes à Paris, où ils ont fait leurs études dans les plus prestigieuses institutions, ce qui n’est pas la même chose que de débarquer dans la capitale à vingt-deux ans sans connaître personne. Les trois jeunes gens avaient en commun d’être de beaux garçons, et d’avoir brillamment réussi avant l’âge de trente ans.

Le plus jeune d’entre eux, Jérôme Garcin — né en 1956 — avait ce mélange de courtoisie, de perpétuel étonnement et de froideur, un visage légèrement poupin à la peau irréprochablement entretenue. Les bonnes familles produisent volontiers ces jeunes hommes bien sous tout rapport, qui ont la plume alerte, du savoir-faire dans les salons et donnent toujours l’impression de revenir d’un match de tennis ou d’une promenade à cheval au bois de Boulogne. Garcin aurait pu être le frère cadet de l’académicien Jean-Marie Rouart ou de l’historien et ancien ministre Jean-Noël Jeanneney. Sans doute venait-il à cette époque d’accéder à la direction du Masque et la Plume, célèbre émission de débats culturels de France Inter, où il prenait la succession de deux autres éternels jeunes hommes de la génération précédente, François-Régis Bastide et Pierre Bouteiller, ce qui faisait de lui d’office l’un des journalistes littéraires et culturels les plus en vue à Paris.

Certes, on l’a dit, ce Jérôme ne venait ni d’Angoulême ni de province, contrairement au vrai Rastignac. Rejeton d’un père journaliste, inscrit dans les meilleurs lycées, Garcin n’avait pas à monter à Paris puisqu’il y était né. Il lui restait à gravir les échelons, ce qu’il fit avec entrain. Direction des pages littéraires au Quotidien de Paris puis au Nouvel Observateur, quelques romans de bonne facture chez Gallimard, sans compter Le Masque et la Plume déjà mentionné. Une belle carrière sans fausse note.

Jean-Paul Enthoven était le plus proche compagnon d’armes de BHL et il avait le même âge, à deux mois près. Comme lui éditeur chez Grasset et chroniqueur au Point, on l’a dit, lui aussi quelques romans à son actif. Il faisait davantage prince du désert et on lui prêtait un joli palmarès féminin. Les deux jeunes hommes allaient en 1998 sceller leur alliance en unissant Justine, fille de BHL, au fils aîné de Jean-Paul, l’irrésistible et ténébreux Raphael. Le plus beau mariage de la décennie à Saint-Germain-des-Prés. L’équivalent de ce que serait en Californie une union entre la fille du regretté Steve Jobs et le fils de Bill Gates, si de tels rejetons existent. Une façon de dire : le titre de Rastignac est héréditaire, notre dynastie durera des siècles.

Le mariage explosa en plein vol, un certain week-end au palais de BHL à Marrakech, où Enthoven père avait amené pour un week-end sa dernière conquête, l’ex-mannequin Carla Bruni. Celle-ci, un peu Rastignac version féminine, avait lâché le père et était repartie avec le fils, dont elle aura un enfant. Même l’échec du plus beau mariage de la décennie prenait des allures grandioses et shakespeariennes.

Sur Bernard-Henri Lévy, tout a été dit. On connaît le parcours stupéfiant qui a fait de lui, sinon le grand intellectuel de son temps comme il l’aurait voulu, du moins l’écrivain le plus prolifique et médiatisé de son époque, en France et encore plus à l’étranger. Les ventes de ses livres sont devenues aléatoires au fil du temps : Qui a tué Daniel Pearl ? en 2003 et American Vertigo en 2006 ont été de gros succès de librairie. En revanche, les énormes pavés qu’il a publiés, tel Jules César après la conquête de la Gaule, sur ses aventures en Bosnie (Le Lys et la Cendre, 1996) et surtout en Libye (La Guerre sans l’aimer, 2011) ont été des échecs cuisants, surtout au vu du battage médiatique qui avait accompagné leur sortie. Idem pour Ennemis publics (2008), son échange de lettres avec Michel Houellebecq, qui avait été lancé comme un blockbuster hollywoodien, avec passage en direct au journal télévisé de France 2. Même chose en 2013 pour le nouveau pavé de quelque six cents pages accompagnant la (brillante) exposition thématique à la fondation Maeght — Les Aventures de la liberté — dont il était le concepteur et le commissaire. Quant à Pièces d’identité, ce modeste bouquin de mille cinq cents pages grand format qui reprenait des articles des années 2004–2009, on ne l’a guère vu non plus, très loin s’en faut, dans les listes des meilleures ventes.