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Malgré ces légers creux de la vague, Bernard-Henri Lévy reste une célébrité parisienne. À la sortie de chacun des ouvrages qu’on vient de mentionner, il a fait le tour des grands médias, des émissions de radio sérieuses et des talk-shows télévisés les plus divers, y compris ceux qui n’invitent pas d’écrivains. Pour les médias en général et la télévision en particulier, BHL reste un bon client, et il fait On n’est pas couché, le samedi soir sur France 2, aussi bien que le très couru Grand Journal de Canal +, pour presque tous ses livres, y compris la publication d’une conférence dont le texte dormait dans un tiroir[57].

Incontestablement, l’irruption en 1977 au premier plan de l’auteur de La Barbarie à visage humain a changé quelque chose dans le paysage éditorial et littéraire. Le succès de l’opération nouveaux philosophes concoctée et orchestrée par la redoutable Françoise Verny, de la maison Grasset, a dépassé toutes les espérances. La télévision française était au sommet de son pouvoir et de son influence. Elle s’était débarrassée plus qu’à moitié du carcan étatiste et avait gagné une vraie crédibilité. Les chiffres d’audience étaient d’autant plus spectaculaires que l’offre se résumait à trois chaînes de télévision. Un numéro d’Apostrophes était un événement majeur, et l’émission spéciale consacrée par Bernard Pivot aux susdits nouveaux philosophes avait fait sensation. Bons ou mauvais, géniaux ou besogneux, les philosophes et essayistes les plus connus en France étaient jusqu’à une époque récente des messieurs d’un certain âge, des intellectuels discrets et austères qu’on allait entendre dans les amphis de la Sorbonne ou au Collège de France : ils s’appelaient Lévi-Strauss, Foucault, Le Roy Ladurie, Braudel ou Derrida. Par la magie de la télévision, la scène philosophique était envahie d’un seul coup par de jeunes iconoclastes à cheveux longs. BHL n’avait pas tout à fait trente ans, il fumait encore et arborait ce qu’Angelo Rinaldi appellera « le plus beau décolleté de Paris ». André Glucksmann avait dix ans de plus mais une allure d’éternel adolescent. L’affaire avait eu un tel succès que Time Magazine s’était penché sur le phénomène. La France, y était-il écrit, est « le seul pays où les philosophes ressemblent à des rock stars ». Le célèbre hebdomadaire américain pensait en premier lieu à BHL, qui était la tête d’affiche du nouveau feuilleton. Avec lui et grâce à la puissance de feu de la télévision, Rastignac revenait sur le devant de la scène.

De ces beaux et brillants jeunes hommes, il y en avait toujours eu en France. Benjamin Constant, né en 1767 à Lausanne et mort à Paris en 1830, fut un Rastignac avant la lettre. Il connut une phénoménale popularité de son vivant. Ses funérailles parisiennes donnèrent lieu à une manifestation grandiose en faveur des idées libérales. Un peu plus tard dans le siècle, Lamartine incarna à son tour la figure du héros romantique, poète reconnu qu’on s’arrachait dans les salons à vingt-cinq ans, favori de ces dames. Alfred de Musset, célèbre à vingt ans dès ses premiers pas en littérature, fut un grand séducteur, l’amant de George Sand et de la tragédienne Rachel, et un éternel jeune homme, mort prématurément à quarante-sept ans en laissant derrière lui une œuvre abondante, dont des pièces de théâtre qu’on joue encore aujourd’hui. Les États-Unis ont eu James Dean : la scène littéraire parisienne en a vu passer tellement dans son genre depuis deux siècles qu’on renonce à en tenir le compte. Il y eut Raymond Radiguet, étoile filante qui mourut à vingt et un ans après avoir écrit deux romans ciselés. Roger Nimier, hussard en chef des années 1950, qui se tua à trente-sept dans un terrible accident de voiture. André Malraux, qui fut, dans sa prime jeunesse, un aventurier flamboyant et resta longtemps un jeune homme. Entre autres exemples.

Avec l’arrivée de Bernard-Henri Lévy — et l’avènement de la télévision —, le brillant jeune homme devient la règle. Qui n’a pas le look vaguement Rastignac et la crinière au vent a peu de chances d’arriver au premier rang et de s’y maintenir. On peut se demander si aujourd’hui Jean-Paul Sartre et Raymond Aron feraient la même carrière. Parmi les auteurs classés « nouveaux philosophes » à la fin des années 1970, ceux qui n’étaient pas télégéniques disparurent de l’actualité : Jean-Paul Dollé, Christian Jambet, Jean-Marie Benoist, Philippe Nemo et quelques autres.

En 1986, dans une veine parallèle, Alain Renault et Luc Ferry signèrent ensemble La Pensée 68 et Le Cas Heidegger, deux livres qui les firent connaître. Alain Renault était un petit un peu rond, et Luc Ferry un grand maigre qui plaisait aux dames. Chacun reprit sa liberté. Renault disparut des écrans radars parisiens et Luc Ferry entama une brillante carrière : grands succès de librairie, un passage de deux ans comme titulaire du maroquin au ministère de l’Éducation.

Autre duo, plus journalistique, Hervé Hamon et Patrick Rotman écrivirent à quatre mains un essai sur Les Intellocrates, qui en 1981 eut un grand retentissement, puis en 1988 les deux tomes de Génération, émouvante enquête sur les soixante-huitards. Hamon était le petit rondouillard, Rotman avait la gueule du séducteur germanopratin. Quand ils se séparèrent, en 1990, après une ultime biographie d’Yves Montand, Hervé Hamon continua d’écrire des livres mais retomba dans une relative discrétion, tandis que Patrick Rotman poursuivit son ascension : directeur de collection au Seuil, auteur de nombreux documentaires politiques de référence, scénariste talentueux et très demandé au cinéma.

En revanche, Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner étaient au même titre deux jeunes hommes au visage avenant et au physique avantageux. Ils avaient tous deux des admiratrices. Ils devinrent des vedettes du 6e arrondissement dès la publication de leur premier essai, Le Nouveau Désordre amoureux, publié aux éditions du Seuil en 1977. Quand ils mirent fin à leur association, après un second ouvrage écrit en commun, ils firent tous deux des carrières littéraires et médiatiques de haut niveau.

Au XIXe siècle, il était préférable d’avoir la bonne mine d’Alfred de Musset pour faire son chemin en littérature. Mais ce n’était pas une condition impérative et Balzac pouvait prétendre au succès. Aujourd’hui on se demande si Balzac, Flaubert ou Stendhal auraient encore une chance de percer.

Notons au passage que la question ne se pose même pas aux États-Unis. Les romanciers et les intellectuels ne passent pas à la télévision et n’ont de notoriété qu’auprès de leurs lecteurs, à moins d’avoir couché avec Marilyn Monroe ou d’avoir été mêlés à des scandales retentissants. Peu importent leur format, leur âge, leur look. En Allemagne, le critique littéraire le plus célèbre de son temps était un monsieur que l’on connut toujours âgé, pas vraiment doté d’une gueule d’acteur, et qui animait l’émission de référence à la télévision : Marcel Reich-Ranicki était né en 1920 et n’a jamais ressemblé à François Busnel ou à Frédéric Taddei. Mais en Allemagne on pense qu’il n’est pas obligatoire d’avoir une taille de guêpe, la crinière ondulante et la jeunesse éternelle pour faire de la littérature ou en discuter. À Paris cela devient en quelque sorte un prérequis. Indépendamment de son incontestable talent de romancier, Patrick Modiano aurait-il fait une aussi brillante carrière s’il n’avait pas eu cette silhouette de grand adolescent, cette timidité élégante et ces difficultés d’élocution qui émouvaient tant les femmes ?

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57

Un exercice médiatique parfois risqué. C’est au Grand Journal, en 2010, qu’il se fait attraper par l’affaire « Marcel Botul », du nom d’un faux philosophe inventé de toutes pièces par des humoristes, et sur lequel BHL, dans De la guerre en philosophe, disserte doctement pour ses exploits de penseur kantien au Paraguay. À force de publier beaucoup et de travailler rapidement, l’éternel nouveau philosophe n’avait pas eu le temps de subodorer le canular sous le Botul.