Rastignac est parmi nous. Prenez Franz-Olivier Giesbert, journaliste de haut vol, animateur de nombreuses émissions littéraires de qualité à la télévision, mais aussi auteur d’une vingtaine de romans et essais, dont en 1997 une monumentale biographie de François Mitterrand. Jamais on ne vit carrière plus rastignacienne. Même si sa notice biographique indique une naissance en 1949 aux États-Unis, c’était un petit gars d’Elbeuf en Normandie. Mère enseignante, père américain inclassable qui tâtait un peu de la peinture et beaucoup de la bouteille, battait sa femme, avait participé au débarquement à Omaha Beach en tant que simple GI[58]. On ne peut sous-estimer l’entregent de FOG, dont le seul titre de gloire était à l’origine un modeste diplôme du Centre de formation des journalistes de la rue du Louvre, qui était certes alors une jolie carte de visite, mais sans plus. À vingt-cinq ans, Giesbert était déjà journaliste vedette au Nouvel Observateur et tutoyait la moitié de la classe politique. François Mitterrand, qui toujours eut un faible pour les brillants jeunes hommes (Jack Lang, Attali, Debray, Georges-Marc Benhamou), fit de lui un favori et un confident. À vingt-huit ans, FOG publia une première biographie du chef du Parti socialiste : elle n’était pas trop méchante en comparaison des horreurs qu’il allait plus tard écrire sur le même Mitterrand, puis sur Jacques Chirac ou Nicolas Sarkozy, mais elle n’était pas non plus révérencieuse. Mitterrand s’en formalisa et cessa d’adresser la parole à son biographe pendant une quinzaine d’années. Entre-temps celui-ci était monté en grade. Il avait commencé avec Monsieur Adrien en 1982 une carrière de romancier assez étonnante de la part d’un patron de presse, car certains livres avaient un ton et un contenu très personnels.
À trente-six ans, on le retrouve directeur de la rédaction du Nouvel Observateur et dauphin de Jean Daniel : un couronnement équivalant à celui de cardinal-archevêque de Paris, du moins pour la rive gauche. Trois ans plus tard, en septembre 1988, coup de tonnerre : FOG abandonne Le Nouvel Obs et passe à l’ennemi, c’est-à-dire au Figaro, navire amiral de la presse de droite. Une trahison qui peut éventuellement vous fermer toutes les portes de la gentry parisienne et vous condamner au bannissement à vie. Manifestement, Giesbert s’amusait de ses propres incartades. Si l’on en croit la journaliste Marion Van Renterghem, qui prépare une biographie du personnage et a publié un long portrait dans Le Monde magazine, FOG a toujours conservé des amis fidèles, aussi différents que Laurent Joffrin, Jean-François Kahn, Alain Minc ou Denis Tillinac. Bien qu’il ait depuis vingt ans et sans vergogne reproduit dans ses livres les confidences off des plus puissants personnages de la République, ceux-ci, sauf exception, ne lui en tiennent pas rigueur et le rappellent. Certains d’entre eux, comme Sarkozy, croyaient s’en être fait un ami sûr, or c’était lui qui s’était introduit dans leur intimité pour mieux les piéger. Après une mise en quarantaine de l’infidèle, même Jean Daniel finit par dire du bien de lui, ce qui n’est pas la moindre des absolutions. Outre un talent littéraire indéniable, une capacité de travail phénoménale, une aisance parfaite à la télévision, un goût étonnant pour la transgression — confessions parfois dostoïevskiennes dans ses récits, protection jalouse de sa vie privée —, l’une des armes principales de Franz-Olivier Giesbert n’a-t-elle pas été la séduction ?
Dans certains cas aigus, notre Rastignac tourne à l’ange du mal et frôle les mauvaises manières. L’arriviste arrive à ses fins avec tant de facilité qu’il n’a plus le temps de faire carrière. Ainsi François-Marie Banier. J’avais vaguement découvert son existence à la fin des années 1970. Dans un article du Monde qui traitait, entre autres sujets d’importance planétaire, de la venue de John Travolta à Paris et de son passage au Palace, célèbre lieu de nuit de l’époque, on pouvait lire : « Il y avait même François-Marie Banier monté sur son scooter qui mitraillait Travolta de son Leica. » J’en avais conclu que ce Banier était quelqu’un d’important. En fait, il était déjà très connu.
On voit les photos d’alors : il avait une gueule d’ange. Né avenue Victor-Hugo dans le 16e arrondissement d’un père hongrois et d’une mère italienne qui écrivait des livres savants sur les travaux d’aiguille, inscrit à Janson-de-Sailly, il s’enfuit à quinze ans, en 1962, survit en vendant des dessins abstraits dans la rue, devient attaché de presse du couturier Pierre Cardin, puis photographe. Le 2 juin 1971, Louis Aragon signe un article dans Les Lettres françaises : « Un inconnu nommé Banier », où il le compare à Benjamin Constant et Stendhal. Banier fait des photographies (talentueuses) de nombreuses stars, écrit des romans. Il fait des apparitions dans de nombreux films, notamment de Rohmer, et incarne Robespierre dans L’Anglaise et le Duc, un film de 2001. Il s’installe en toute simplicité dans un hôtel particulier rue Servandoni, à proximité de l’Odéon et du Sénat. En 1972, The Sunday Times Magazine le proclame « Golden Boy of Paris ». Paul Morand, mondain entre les mondains, note le 5 février 1975 qu’il a déjeuné « chez Hervé Mille, avec Banier, Chambrun[59], Arletty », et une « duchesse » non identifiée. « Banier dit que l’écrivain qu’Aragon préfère, c’est Valery Larbaud. Curieux. » Banier est introduit dans les milieux les plus sélects car il a en effet la caution d’Aragon. Du coup, d’autres puissants de la République recherchent sa compagnie, par exemple François Mitterrand, dont on a vu plus haut qu’il appréciait — en tout bien tout honneur — la compagnie des brillants jeunes hommes. On connaît la suite : Banier-Rastignac, introduit dans le cercle des Bettencourt, finit victime de ses succès et de ses dons de charmeur. Même s’il est, comme on le dit, un photographe de grand talent, ou même un artiste important, ses exploits auprès de Liliane Bettencourt et le petit milliard d’euros qu’il se serait fait offrir en échange du plaisir de sa conversation auront à jamais éclipsé son œuvre. Et il passera davantage à l’histoire au chapitre des garçons de compagnie célèbres.
À Paris les clones de Rastignac sont portés en triomphe. On les adule. Ils battent des records de popularité. Mais, au moment crucial et pour les affaires importantes, on se méfie un peu.
Jack Lang et Bernard Kouchner en ont été de parfaits exemples. Pendant quelques décennies, ils ont occupé les tout premiers rangs parmi les personnalités politiques préférées des Français. Une manifestation, sans doute, de cette schizophrénie parisienne bénigne dont on a déjà parlé. D’un côté on plébiscite les bons apôtres, de l’autre on encourage les plus fringants carnassiers de la vie publique.
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Voir le très beau livre que Giesbert a écrit sur le sujet,