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Il est vrai que les deux hommes sont étonnants. À soixante-dix ans révolus, ils respirent un air d’éternelle jeunesse. Pendant deux ou trois décennies, ils ont arpenté la scène politico-médiatique à grandes enjambées, brillé sur tous les plateaux de télévision. Kouchner avait beau laisser entrevoir un peu trop franchement son goût pour le pouvoir et les ors de la République, le cofondateur de Médecins sans frontières avait un abord tellement sympathique ! Jack Lang avait certes des manières de courtisan dont on se moquait et un peu trop d’habileté dans l’intrigue, mais il avait de l’aplomb et de la repartie dans les débats, et il était toujours à la fine pointe de la mode !

Les deux hommes semblaient avoir le monde à leurs pieds et, pourquoi pas, le chemin de l’Élysée grand ouvert devant eux. Finalement, ça n’a jamais marché. Au moment décisif, la machine s’est enrayée, ou plutôt ne s’est jamais mise en marche, comme si les concours de popularité perdaient toute valeur dès qu’on montait sur le ring électoral. Bernard Kouchner, chouchou des sondages, se faisait battre quand il se présentait aux élections législatives. Au sein du Parti socialiste, il n’est jamais parvenu à faire fructifier sa popularité. Jack Lang a fait une brillante carrière ministérielle sous Mitterrand mais n’a jamais réussi à passer la vitesse supérieure. Au PS, il n’a pas une foule d’amis et reste en marge. Quand il a eu des velléités de candidature à la présidence, en 1995 ou en 2007, elles n’ont pas duré longtemps. Il a songé à la mairie de Paris en 2001, puis s’est retiré au dernier moment en échange du ministère de l’Éducation. De Bernard Kouchner, on se demande s’il est fiable. De Jack Lang, en dehors de son amour de la culture, s’il a des convictions autres que d’être aimé des foules (et des jeunes). Rastignac séduit, mais a-t-on envie de lui confier le pouvoir suprême ?

La preuve. Dans une histoire ancienne, avant le triomphe définitif de la télévision, un jeune ambitieux originaire de Jarnac — et d’Angoulême où il fut éduqué — monta à Paris pour s’emparer du pouvoir suprême. François Mitterrand était un Rastignac plus vrai que nature. « Jeune, il était très beau », disait un jour avec un peu de nostalgie dans la voix Françoise Giroud à Bernard Pivot dans l’émission Bouillon de culture. L’homme en tout cas était un grand séducteur, un amateur de femmes, comme on l’a vu dans le portrait que Jean Cau faisait de lui. Il était à l’extrême centre de la vie politique sous la IVe République, c’est-à-dire partout et nulle part. Il était impénétrable et imprévisible. On se méfiait de lui. Il avait brillamment réussi à unifier la gauche sous sa férule, mais à trois reprises dans les années 1970 (législatives de 1973, présidentielle de 1974, législatives de 1978), il avait échoué alors que la victoire de cette même gauche semblait à portée de la main. Mitterrand séduisait mais inquiétait. Quand arriva la présidentielle de mai 1981, le candidat avait déjà, on le saura plus tard, de gros problèmes de santé, il s’était fait limer les canines qu’il avait trop carnassières, et il avait pris à soixante-cinq ans un embonpoint vaguement pompidolien qui rassura le pays. À Paris, il est bon d’être un parfait Rastignac pour faire son chemin dans les salons et briller dans les sondages et sur le petit écran. Mais, si l’on vise la plus haute marche, il faut faire oublier le jeune loup, sacrifier à jamais l’éternel jeune homme qu’on a été.

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Les flamboyantes

Toutes les Parisiennes ne sont pas flamboyantes, mais beaucoup le sont. Paris est sans conteste la terre d’élection de femmes extravagantes et non conformistes qui ont joué un rôle public majeur de leur vivant et laissé leur trace dans l’Histoire.

Pour les Nord-Américaines, du moins celles qui sont informées de l’existence de la France — des Nord-Américaines éduquées et donc féministes à des degrés divers —, les Françaises en général et les Parisiennes en particulier sont à peu de chose près d’infortunées Méditerranéennes soumises au joug patriarcal, contraintes de vivre dans une société où on les considère comme des objets de plaisir et où on les évalue à leurs seules qualités esthétiques. En un mot ce sont des victimes.

N’entrons pas dans ce débat périlleux. On rappellera ici pour la forme qu’en effet les Françaises ont obtenu le droit de vote — en 1945 — bien plus tard que la plupart des femmes occidentales, que la contraception resta interdite jusqu’en 1967, que les femmes mariées durent attendre 1965 pour avoir le droit d’ouvrir un compte bancaire sans l’autorisation de leur mari. Cependant ces dispositions législatives rétrogrades ne reflétaient pas nécessairement l’état réel de la société française — et surtout pas parisienne —, et à la même époque où le code civil ou pénal traitait les femmes en mineures, Simone de Beauvoir devenait une vedette mondiale de la littérature avec Le Deuxième Sexe, Françoise Sagan, à moins de vingt et un ans, roulait à tombeau ouvert dans des voitures de sport en direction du casino de Deauville où elle claquait les millions (d’anciens francs) de ses droits d’auteur, Agnès Varda réalisait La Pointe courte à Sète, Marguerite Duras commençait à s’imposer comme la grande romancière française de la seconde moitié du siècle. Malgré le conservatisme régnant dans certains secteurs de la société, ces femmes éminentes n’étaient pas exactement des victimes, mais plutôt des égéries de la liberté qui allaient servir de modèles aux féministes — plus généralement aux femmes — du monde entier. On ne va pas nier l’importance que peuvent avoir des lois archaïques sur les comportements privés, mais la France s’est souvent fait une spécialité d’allier les contraires : d’un côté une législation parfois extrêmement répressive, de l’autre une liberté de parole et de mœurs allant jusqu’à la provocation. De penser comme des féministes américaines que la Française est un être aliéné parce qu’il y a des publicités suggestives pour les dessous Aubade sur les abribus est un raccourci abusif, pour ne pas dire une sottise.

Constatons en effet cette singularité historique : Paris est un microcosme où, depuis quelques siècles, un nombre important de femmes ont joué un rôle de premier plan dans le domaine littéraire ou politique, mené au grand jour une existence mouvementée pour ne pas dire scandaleuse, alors même que les femmes nord-américaines restaient totalement absentes de la sphère publique. Quand on cherche à dresser la liste des grandes héroïnes flamboyantes de l’histoire américaine, on doit se rabattre sur Calamity Jane (1852–1903) et Bonnie Parker (1910–1934), qui font plutôt figure de curiosités dans le contexte social et historique de leur époque, au même titre que Jeanne d’Arc ou Christine de Suède en leur temps. Ajoutons-y la chorégraphe Isadora Duncan (1877–1927) — mais qui laissa définitivement l’Amérique à vingt-deux ans pour pratiquer son art en Europe —, l’anarchiste Emma Goldman (1869–1940) — qui milita toute sa vie aux États-Unis mais n’avait quitté sa Russie natale qu’à l’âge de seize ans.

Paris est un théâtre où, bien avant d’autres pays comparables, de nombreuses femmes illustres ont tenu la vedette et donné le ton. Cela commence au début du XVIIe siècle.

S’agissait-il d’une simple coïncidence ? Dans la capitale du royaume, deux femmes vont jouer un rôle essentiel pendant la première moitié du XVIIe siècle. L’Italienne Marie de Médicis devient régente après la mort en 1610 d’Henri IV car son fils Louis XIII n’a que neuf ans. Elle exercera le pouvoir pendant sept ans, connaîtra la disgrâce, fera la guerre aux armées de ce même fils, retrouvera sa faveur et restera dans son proche entourage jusqu’en 1630. Mort prématurément en 1643, Louis XIII laisse à son tour un successeur en bas âge, et c’est sa mère, l’Espagnole Anne d’Autriche, qui concentrera l’essentiel des pouvoirs entre ses mains — avec l’aide de son favori Mazarin — et jouera un rôle de premier plan jusqu’à la mort de ce dernier en 1661.