Au milieu du XIVe siècle, la population de Paris est passée de 50 000 à 200 000 habitants. On décide d’abandonner le mur de Philippe Auguste. La nouvelle enceinte, dite de Charles V, construite de 1356 à 1383, sera prolongée deux siècles plus tard et englobera les Tuileries, l’actuel quartier de la Bourse et la paroisse Saint-Roch. Au début de son règne, Louis XIV, sur l’avis de Colbert, décide de la faire raser. Il garde un mauvais souvenir des années de la Fronde et préfère une capitale privée de défenses.
La vingtaine de portes qui complétaient le dispositif furent progressivement rasées, entre 1670 et 1700. Sur l’emplacement de quatre d’entre elles on construisit des arcs de triomphe, dont certains ont survécu comme à la porte Saint-Denis et à la porte Saint-Martin. La démolition de l’enceinte laissa un large trou béant qu’on transforma en une voie de circulation bordée d’ormes baptisée le Nouveau-Cours, les futurs Grands Boulevards. Libérée de ce carcan, la ville continua de s’étendre, annexant peu à peu les faubourgs (Saint-Antoine, Saint-Denis ou Saint-Martin) installés au-delà des anciens remparts.
En 1784, sur le conseil de son ministre Calonne, Louis XVI signa le décret de construction d’un mur pour assurer le paiement de l’octroi, un impôt qui frappait les marchandises entrant dans Paris. C’était une simple muraille, haute de trois mètres, flanquée d’un chemin de ronde de onze mètres de large à l’intérieur et d’un boulevard large de près de trente mètres à l’extérieur. Ce qu’on appela le mur des Fermiers généraux se situait aux limites de la ville. Il fut dès le début impopulaire : « Le mur murant Paris, rend Paris murmurant », fredonnait le bon peuple après Beaumarchais, qui avait peut-être inventé la formule. D’autres épigrammes circulaient, comme celui-ci, d’un auteur anonyme :
Le nouveau mur comptait cinquante-sept barrières, généralement flanquées d’un bâtiment administratif baptisé propylée. La plupart avaient été réalisés par l’architecte Claude-Nicolas Ledoux. Quatre bâtiments ont échappé à la destruction : les colonnades de la barrière du Trône qui ouvrent sur le cours de Vincennes, la rotonde de la Villette qui jouxte la place de Stalingrad, la rotonde du parc Monceau et la barrière d’Enfer, place Denfert-Rochereau.
En 1860, Napoléon III décida l’extension de Paris jusqu’à l’enceinte de Thiers et l’annexion par la ville de tous les bourgs et villages qui se trouvaient dans ce périmètre semi-urbain (comme on ne disait pas encore à l’époque), tels Batignolles, Charonne, Passy ou Vaugirard. À quelques nuances près, les nouveaux territoires correspondent, dans une configuration légèrement remodelée, aux neuf arrondissements — du 12e au 20e — qui touchent aujourd’hui le périphérique.
Cette muraille qui avait enfermé Paris pendant près de soixante-quinze ans n’avait plus de raison d’être et fut démolie, mais elle laissa dans le paysage urbain une frontière invisible entre les nouveaux arrondissements de 1860 et l’ancien Paris qui conserve une indéniable légitimité historique. L’une des premières lignes de métro, achevée en 1905, et qui relie Nation à Étoile en passant par Barbès au nord et Denfert au sud, a figé pour toujours une ligne de démarcation dessinée par l’ancien mur d’octroi.
Au recensement de 1872, le 15e arrondissement ne comptait que 8 897 habitants au kilomètre carré, et le 16e, 5 478. Au-delà de l’ancien mur d’octroi et de l’actuel métro aérien flottait un air de campagne ou de grande banlieue. Il en est resté quelque chose dans l’urbanisme, avec ces rues dégagées et souvent arborées qui aujourd’hui relient entre eux les anciens villages de Vaugirard, de Plaisance, de la Butte-aux-Cailles ou de Passy.
Comme l’écrit Éric Hazan dans L’Invention de Paris[6], le mur des Fermiers généraux avait certes brutalement coupé le tissu urbain, mais comme il s’agissait d’une frontière à caractère fiscal, elle suscitait à ses abords une activité économique importante. Quand on la détruisit, la continuité urbaine reprit ses droits.
La fameuse enceinte de Thiers, édifiée dans les années 1840, avait une tout autre envergure car elle avait des fonctions militaires. Il s’agissait de protéger la capitale contre des armées ennemies et de prévenir une invasion comme en 1814. La largeur dépassait les trois cents mètres, en additionnant un glacis de 250 mètres, un fossé sec de 40 mètres, une rue militaire intérieure, un parapet de six mètres et le mur d’escarpe lui-même, haut de dix mètres et large de trois mètres cinquante. Davantage qu’une muraille c’était un no man’s land qui décourageait toute activité autre que militaire.
Certains villages se retrouvèrent par hasard absorbés en totalité : Belleville, Grenelle, Vaugirard et la Villette. Mais ailleurs on coupa par le milieu des agglomérations qui avaient pour vocation de prolonger la ville vers la périphérie. Les communes d’Auteuil et de Passy se retrouvèrent pour moitié dans le 16e arrondissement et pour l’autre moitié dans Boulogne. Le village des Batignolles fut partagé entre le 17e et la commune de Clichy. Montmartre entre le 18e et Saint-Ouen. Charonne entre le 20e d’un côté, Montreuil et Bagnolet de l’autre. Le décor était planté pour les siècles à venir.
L’absurdité de ces fortifications parut dès le départ tellement évidente que des opposants libéraux de l’époque, Étienne Arago et Lamartine, accusèrent le gouvernement Thiers de ne chercher qu’à prémunir le régime contre les explosions populaires. Au milieu du XVIIe siècle, la Fronde avait commencé autour du Parlement de Paris et de Notre-Dame, sur l’île de la Cité. Les émeutes de 1789 au faubourg Saint-Antoine, notamment une certaine prise de la Bastille, avaient donné le signal de la Révolution. Les Trois Glorieuses de 1830 avaient fait tomber le régime de Charles X. Paris était une ville à forte concentration ouvrière, où les centaines de milliers de prolétaires — les « classes dangereuses » — constituaient une menace permanente pour l’ordre public. Des jacqueries en Languedoc ou des émeutes à Lyon, c’était embêtant. Une insurrection à Paris, et on risquait la Révolution. Avec cette nouvelle enceinte, il suffirait de fermer les portes, de verrouiller et d’attendre que la population affamée signe sa reddition. On en eut la démonstration en 1871 : l’artillerie prussienne, installée sur les hauteurs, pilonna tranquillement la ville que le gouvernement de Thiers n’eut qu’à encercler avant de lancer l’assaut final.
Dès 1882, on parla de démolir l’enceinte. Elle fut déclassée mais s’incrusta pour quelques décennies de plus dans le paysage. Le no man’s land ainsi créé attira pauvres, vagabonds et délinquants. Les constructions sauvages se multiplièrent. Au tournant du siècle, quelque trente mille personnes peuplaient ce qu’on appela la zone, où florissaient la prostitution et les trafics. L’enceinte militaire avait laissé la place à une ceinture tout aussi infranchissable. Sa démolition, entre 1919 et 1929, laissa sur place un terrain vague mal famé où, même après l’expulsion définitive des campements sauvages, peu de gens auraient eu envie d’habiter. On aménagea de grands bâtiments publics, le Palais des Sports ou le Palais des Congrès de la porte de Versailles, des équipements sportifs, l’hippodrome d’Auteuil, les premiers logements sociaux, ces Habitations à bon marché des années 1930 qu’on trouve notamment à la porte d’Orléans. Le boulevard périphérique, commencé en 1956 et terminé en 1973, n’est pas responsable de la fracture urbaine. Il n’en fut que la confirmation.