Mise à part sa Déclaration des droits de la femme, qui a un caractère historique, ses œuvres ne sont pas passées à la postérité. Il fallut attendre la fin des années 1970 pour qu’on redécouvre cette personnalité extrêmement singulière qui souffrait peut-être d’hyperactivité et de narcissisme, mais qui sur le plan des droits des femmes fut une visionnaire. Dans sa Déclaration des droits, en 1791, elle eut cette phrase admirable : « La femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune. »
Au XIXe siècle, Olympe de Gouges a au moins trois héritières célèbres. Flora Tristan (1803–1844), George Sand (1804–1876) et Louise Michel (1830–1905) sont elles aussi des aventurières, qui ont mené leur vie personnelle en toute liberté au mépris des lois en vigueur, des préjugés et des conventions. Ce n’est sans doute pas un hasard si elles ont en commun avec leur devancière une origine familiale incertaine, qui explique en partie cette volonté rebelle.
Flora Tristan était la fille d’un colonel espagnol qui avait épousé sa mère religieusement à Barcelone mais était mort cinq ans plus tard sans jamais signer les documents pour l’état civil. Flora fut donc toujours considérée comme une enfant illégitime et une « paria », pour reprendre le titre d’un de ses plus célèbres ouvrages[63]. George Sand avait pour grand-mère la fille reconnue mais illégitime du maréchal de Saxe. Son père avait fait à Nohant un mariage d’amour avec une ouvrière avant de mourir prématurément. Dans une petite ville de province, ces nuances de caste ne passaient pas inaperçues, et Aurore Dupin, la future George Sand, se résigna, à la mort de sa grand-mère, à épouser à dix-huit ans le premier homme venu, Casimir Dudevant, « fils mal dégrossi d’un baron d’Empire (…) hobereau de village sans esprit, occupé de chasse et de chiens », écrit l’historien Michel Winock[64]. D’où cette idée, d’abord de prendre des amants, ce qui fut fait, puis de monter à Paris pour connaître la vie, jouir de sa liberté et se livrer à l’écriture sous le nom de George Sand. Louise Michel, pour sa part, était le fruit d’amours ancillaires entre une servante, Marie-Anne Michel, et Laurent Demahis, le fils de la famille, au château de Vroncourt, en Champagne. Elle a une bonne éducation, appelle les châtelains ses grands-parents, mais porte le nom de sa mère. Après la mort des Demahis — père et grands-parents —, la fille illégitime et sa mère reçoivent un petit pécule pour solde de tout compte. Louise Michel devient institutrice. En 1856, à vingt-six ans, elle monte à Paris où elle finira par ouvrir sa propre école primaire, rue Oudot dans le 18e arrondissement.
Par la suite, leurs vies divergent, mais les trois héroïnes ont en commun le goût de la provocation ou en tout cas une indifférence totale au qu’en-dira-t-on.
Débarquée à Paris en 1831, à l’âge de vingt-sept ans, George Sand, écrit l’un de ses biographes, « mène la vie de bohème, scandalise les bourgeois par la crânerie avec laquelle elle accepte sa condition de “déclassée”, par ses accoutrements masculins, par sa façon de fumer la pipe et le cigare, par ses aventures sentimentales[65] ». Elle a eu deux amants avant même de quitter Nohant, elle emmène à Paris le troisième, l’écrivain Jules Sandeau. Deux ans plus tard, en 1833, elle rencontre Alfred de Musset, avec qui elle mettra en scène, selon le même Michel Winock, « l’archétype durable de l’amour romantique (à la française), impossible et déchirant, égoïste et parfaitement libre, morbide et insolent[66] ». Il y aura d’autres amants plus ou moins éphémères, puis Frédéric Chopin, qu’elle fréquentera une dizaine d’années avant de s’assagir. Mme George Sand mène une vie scandaleuse et veut être « une compagne libre », ce qui est pour le moins original en ces années-là. Sa rencontre en 1840 de deux militants saint-simoniens, Pierre Leroux et Michel de Bourges, inaugure sa période « socialiste ». Elle écrit des romans « engagés » ou « sociaux », soutient La Revue indépendante de Pierre Leroux, publie des poètes ouvriers. Elle signera avec humilité des reportages sur la condition des ouvriers boulangers de Paris, sur le socialisme. Mais en 1848, lorsque la Révolution qu’elle a accueillie avec enthousiasme tourne aux affrontements armés, elle rompt avec la gauche républicaine, se retire dans son château de Nohant où elle déclare se désintéresser désormais des « événements » pour se consacrer à « un idéal de calme, d’innocence et de rêverie ». En 1871, elle sera horrifiée par la Commune de Paris, qu’elle juge « infâme » et « ignoble », et ira jusqu’à reprocher à Victor Hugo sa prise de position humaniste en faveur de l’amnistie générale des condamnés. Antimonarchiste convaincue, elle estime que seule une république conservatrice et garante de l’ordre — celle de Thiers en l’occurrence — peut rallier la France profonde des villages et des villes moyennes. George Sand n’est pas pour autant rentrée dans le rang : elle a fait de la politique, elle n’en fait plus, mais elle garde sa liberté de pensée et de parole.
Du même âge qu’Aurore Dupin à une année près, Flora Tristan apparaît sur la scène parisienne à peu près en même temps qu’elle. Bien que, de l’avis de ses contemporains, elle ait été d’une grande beauté, elle n’avait pas la fibre amoureuse — un mariage d’amour à quinze ans avait été annulé à cause de sa « bâtardise » —, mais c’était une personnalité étonnamment romanesque. À seize ans elle se retrouve avec sa mère dans un taudis du quartier Maubert, sur la rive gauche, et commence à travailler comme ouvrière coloriste. Par nécessité, elle épouse son patron, l’artisan André Chazal, qui lui fait trois enfants. Passionnée, excessive, insatisfaite de son sort, elle lui mène une vie infernale et finit par quitter le foyer conjugal. En 1825, à vingt-deux ans, elle disparaît en Angleterre, où elle sera femme de chambre jusqu’à son retour en France trois ans plus tard. Elle cherche à obtenir le divorce — mais il a été supprimé du code civil à la Restauration. En 1833, elle s’embarque pour le Pérou visiter la famille de son père, et y reste une année. Elle en ramènera la matière de Pérégrinations d’une paria, publié début 1838, et qui a un grand succès : Flora devient du jour au lendemain une personnalité littéraire. C’en est trop pour le mari délaissé. Il achète deux pistolets et, le 7 juin 1838, tire sur elle en pleine rue. Flora sera entre la vie et la mort pendant quelques jours et elle gardera à jamais dans son corps la balle qui s’est logée au-dessus du sein gauche. Mais elle vit. Et elle est débarrassée de son infortuné mari, condamné à vingt ans de prison à l’issue d’un procès dont se régale la presse.
Personnalité singulière, qui fréquente les saint-simoniens et tient salon dans son appartement de la rue du Bac, elle redevient enquêtrice de terrain et repart en Angleterre d’où elle ramène Promenades dans Londres, récit de ses visites dans les prisons, les hospices, les quartiers misérables. Le sort de l’ouvrier anglais est pire que celui de l’esclave, écrit-elle, car ce dernier a au moins l’assurance d’avoir un bout de pain à la fin de la journée. Publié en 1840, ce récit fait de Flora une figure majeure du mouvement social et utopiste. Dans la foulée, elle publie un manifeste, L’Union ouvrière, où elle prône l’association des sept ou huit millions d’ouvriers français au sein de la même organisation, financée par une modeste cotisation de ses membres. Son projet est soutenu financièrement par Eugène Sue, George Sand, Victor Cousin, Louise Colet, Louis Blanc, les acteurs Frédérick Lemaître et Marie Dorval. Bien que résolument opposée à toute violence, Flora Tristan est devenue une icône de la révolution sociale, se promène de ville en ville pour diffuser son message. C’est au cours d’une de ses tournées que, épuisée, elle tombe gravement malade à Bordeaux et y meurt, le 14 novembre 1844. Elle avait quarante et un ans. Sa disparition est largement commentée dans la presse nationale. La « bâtarde » était devenue une figure majeure de l’histoire du mouvement ouvrier et de ce qu’on n’appelait pas encore le féminisme.
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Michel Mourre, « George Sand »,