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À Paris, l’exemple ne vient pas seulement des hautes sphères. La liberté des mœurs s’étale au grand jour dans les gazettes et les salons. Il ne s’agit pas seulement des milieux des variétés, connus pour leurs mœurs légères. Les grands noms de la littérature, art prestigieux et respecté, alimentent un feuilleton permanent digne de Marivaux. C’est la routine en somme.

Chez les surréalistes, André Breton, qui avait hérité de Robespierre non seulement son goût pour les exécutions — certes, et heureusement, purement symboliques dans ce cas —, mais également son puritanisme[69], se remaria pourtant à quelques reprises. La belle Roumaine Gala était la compagne de Paul Éluard : elle se retrouva dans les bras de Dalí. Nusch était la maîtresse de Robert Desnos, qu’elle quitta pour Paul Éluard. Sylvia Maklès devint au début de la vingtaine l’épouse de Georges Bataille, dont elle divorça pour convoler avec le psychanalyste Jacques Lacan. Et ainsi de suite. Dans les années 1920, Paris apparaissait aux yeux des (futurs) grands écrivains américains comme un terrain de jeux et de réjouissance où chacun se permettait des choses qui auraient été impensables aux États-Unis, sauf à être mis au ban de la bonne société. La romancière Colette a toujours mené au grand jour une vie « scandaleuse », ce qui ne la priva aucunement de la reconnaissance officielle : on ne trouve son équivalent à la même époque ni à Londres ni à New York.

La question reste posée de savoir d’où vient ce particularisme hédoniste. Certes Paris est depuis deux ou trois siècles l’une de ces métropoles où, dans le secret de l’anonymat, on peut s’autoriser tous les écarts et tous les excès. Mais Londres, Berlin, New York sont dans le même cas. On dira que Paris n’est pas protestant et qu’il gouverne un pays à la fois latin, méditerranéen et de culture catholique, mais il en va de même pour Rome et Madrid, qui ne jouissent pas de la même réputation.

Le penchant pour la galanterie ferait-il partie de l’ADN gaulois ? Avec un peu de fantaisie et d’exagération, on fera remonter la tradition au XIIe siècle, où un certain Abélard, né en pays nantais en 1079, arrive à Paris en 1100 pour suivre les enseignements de Guillaume de Champeaux, devient un théologien renommé, professe à son tour à Melun et à Laon, puis revient dans la capitale vers l’âge de quarante ans, auréolé de gloire, et loge au cloître Notre-Dame chez le chanoine Fulbert, situé quai aux Fleurs, sur l’île de la Cité. Fulbert lui demande de former sa nièce Héloïse, âgée de dix-sept ans. « Il l’instruit, résume l’historien Alfred Fierro, au point de l’engrosser, l’enlève et l’emmène en Bretagne chez sa sœur où elle accouche d’un garçon prénommé Pierre Astrolabe. Héloïse refuse de l’épouser, car, selon elle, un savant ne doit pas s’encombrer d’une femme[70]… » Abélard reprend ses cours à la Sorbonne, où son charisme et son non-conformisme lui valent une grande renommée et quelques inimitiés. Mais c’est peut-être sa romance avec Héloïse qui causera sa perte : peu après son retour à Paris — en 1118 selon la chronique —, des hommes à la solde du chanoine Fulbert s’emparent de lui et « lui ôtent les génitoires ». Du coup le théologien se fait moine à Saint-Denis tandis qu’Héloïse prend le voile à Argenteuil. Lorsque Abélard meurt en 1142, sa « veuve » fait apporter sa dépouille au Paraclet, proche de Troyes, où elle s’est retirée, puis, à sa mort en 1164, se fait inhumer à son côté dans le même cercueil. La légende du couple est tellement célèbre qu’en 1792 les révolutionnaires transfèrent le cercueil à l’église de Nogent-sur-Seine où, « par souci de décence, on sépare les deux squelettes par une cloison de plomb » ( !). En 1800, le cercueil est déménagé au musée des Monuments français, l’ancien couvent des Petits-Augustins devenu aujourd’hui l’École des beaux-arts, 14, rue Bonaparte. En 1817, les restes d’Héloïse et d’Abélard sont transférés au cimetière du Père-Lachaise, où ils font aujourd’hui encore figure de vedettes, à l’instar de Chopin, Oscar Wilde, Édith Piaf et Jim Morrison. Épisode sublime qui constitue rétrospectivement l’acte fondateur du romantisme et de l’amour libre.

Mais ne poussons pas l’anachronisme trop loin. L’histoire d’Héloïse et d’Abélard ne nous dit pas grand-chose sur les mœurs du XIIe siècle, qui ne devaient pas être particulièrement folichonnes. Des couples aussi scandaleux et illégitimes, il ne devait pas s’en trouver à tous les coins de rue sur l’île de la Cité. Le libertinage n’avait guère de sens à cette époque.

En remontant trop loin dans le temps pour y trouver un fil conducteur, on arrive à des non-sens. Ainsi Henri VIII. Il ressemble davantage à un ogre sexuel qu’à un personnage de Laclos. Mais au vu de ses nombreuses épouses et maîtresses, cet Henri Tudor aurait pu inaugurer une tradition londonienne des plaisirs et débordements sexuels. Il n’en est rien : Londres, on l’a dit, a connu au fil du temps sa part de stupre et d’adultère, mais dans le domaine privé. Il n’a jamais été la capitale des galanteries.

À peu près à la même époque — c’est-à-dire à la fin du XVe siècle —, on retrouvait sur le trône de Saint-Pierre Alexandre VI, issu de l’extravagante famille (espagnole) des Borgia qui en moins d’un siècle compta à son actif deux papes, six cardinaux et un canonisé. Au moment de son élection, en 1492, Alexandre VI avait également six enfants, dont trois issus de sa maîtresse officielle, Vanozza Galattei. Parmi eux, une certaine Lucrèce Borgia, dont la vie scandaleuse a inspiré par la suite des dizaines de romanciers et de scénaristes, et qui eut peut-être une liaison avec son père et son frère. À cette époque, au Vatican, on ne s’embarrassait pas de scrupules puritains, et d’autres papes eurent des mœurs personnelles assez libres, bien que moins voyantes. Mais cela ne fit pas de Rome une ville de tradition libertine.

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69

Le « pape » du surréalisme réprouvait les ménages à trois et les infidélités dans les couples, et par ailleurs professait une homophobie radicale. Mais s’il était de tempérament monogame, il ne l’était pas toujours avec la même femme, et changea de compagne (ou d’épouse) à cinq ou six reprises.

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70

Paris au jour le jour, Arcadia éditions, 2005.