À Paris, la galanterie ne remonte sans doute pas à Héloïse et Abélard, mais peut-être bien à la première moitié du XVIIe siècle. Pendant la Fronde, de 1648 à 1652, les beaux quartiers de la capitale sont le théâtre d’une frénésie où les intrigues amoureuses prennent une coloration étonnamment actuelle. Un siècle avant Marivaux et Choderlos de Laclos, les principaux personnages sont en place, et le film a commencé.
Le scénariste s’appelle Jean-François-Paul de Gondi, évêque coadjuteur de Paris à l’époque, passé à la postérité sous le nom de cardinal de Retz. Ses Mémoires[71], écrits peu avant sa mort, en 1676–1677, sont pour l’essentiel consacrés aux années de la Fronde, à ce manège étourdissant où les têtes d’affiche, toujours les mêmes, s’amusent à s’échanger les rôles, où les liaisons amoureuses s’entremêlent aux intrigues politiques, aux trahisons et autres renversements d’alliance. C’est la guerre en dentelles, selon l’expression passée à l’Histoire.
Tout en haut de l’affiche, Anne-Geneviève de Bourbon, duchesse de Longueville. Au début de la Fronde, en 1648, elle a vingt-neuf ans, ce qui n’est pas jeune pour l’époque mais, malgré « une petite vérole qui lui avait ôté la première fleur de sa beauté », elle n’en restait pas moins « l’une des plus aimables personnes de France », se souvient le vieux cardinal, de longues années après les faits :
J’avais le cœur du monde le plus propre pour l’y placer entre Mmes de Guéméné et de Pommereux[72]. Je ne vous dirai pas qu’elle l’eût agréé ; mais je vous dirai bien que ce ne fut pas la vue de l’impossibilité qui m’en fit rejeter la pensée, assez vive dans les commencements. Le bénéfice n’était pas vacant ; mais il n’était pas desservi. M. de La Rochefoucauld était en possession ; mais il était en Poitou.
En effet le cœur de Mme de Longueville était pris, en l’occurrence par le futur auteur des Maximes, alors dans la trentaine et la force de l’âge, qui s’affichait avec elle et lui avait fait un enfant, lequel allait voir le jour en 1649 entre deux soubresauts de la guerre civile. Précédemment, la belle duchesse passait pour s’être éprise successivement de ses deux frères, d’abord le grand Condé, qui avait un an de moins qu’elle, puis le prince de Conti, de dix ans son cadet, et qui était en dévotion devant sa sœur avant de finir sa vie dans les dévotions tout court.
Parmi les grandes amoureuses de la capitale, on trouve la duchesse de Montbazon, maîtresse du duc de Beaufort, un bâtard d’Henri IV, dont elle a organisé l’évasion du donjon de Vincennes où on l’avait enfermé pour conspiration. Elle est « d’une très grande beauté », précise Retz, qui ajoute en fin connaisseur :
La modestie manquait à son air. (…) Sa morgue et son jargon eussent suppléé dans un temps calme, à son peu d’esprit. (…) Elle n’aimait rien que son plaisir et, au-dessus de son plaisir, son intérêt. Je n’ai jamais vu personne qui eût conservé dans le vice si peu de respect pour la vertu.
Quant à la célèbre duchesse de Chevreuse, qui avait été, on l’a vu, la confidente et la fidèle amie d’Anne d’Autriche à l’époque où le cardinal de Richelieu la persécutait, elle aurait eu des amants jusqu’à l’âge de soixante-quatorze ans, avant de se retirer au couvent, où elle vécut cinq ans de plus. Elle en avait quarante-huit lorsqu’elle était revenue de son exil bruxellois, au début de la Fronde. Sans excès de délicatesse, le coadjuteur de Paris conclut son portrait : « Elle n’avait même plus de restes de beauté quand je l’ai connue. » Mais sans conteste elle avait été une grande amoureuse :
Elle nous a avoué, à Mme Rhodes et à moi, que par un caprice, disait-elle, de la fortune, elle n’avait jamais aimé le mieux ce qu’elle avait estimé le plus, à la réserve toutefois, ajouta-t-elle, du pauvre Buchinchan[73]. Elle s’abandonnait à tout ce qui plaisait à celui qu’elle aimait. Elle aimait sans choix, et purement parce qu’il fallait qu’elle aimât quelqu’un.
Telle mère, telle fille. Jean-François-Paul de Gondi a trente-cinq ans en 1648. Il est plutôt disgracieux de sa personne[74] mais a de toute évidence du charme et de la conversation. Lorsque commence la Fronde, Mlle de Chevreuse, qui n’a que vingt et un ans, est un temps fiancée au prince de Conti, mais s’affiche comme la maîtresse quasi officielle du coadjuteur, qui termine le plus souvent la soirée chez elle, dans son hôtel particulier de la rue Saint-Thomas-du-Louvre. C’était une rue que l’on dirait aujourd’hui à la mode, puisqu’on y trouvait côte à côte les hôtels de Chevreuse et de Rambouillet. Cette voie désormais disparue allait de la Seine au Palais-Royal en passant par ce qui est aujourd’hui la grande pyramide du Louvre. Dans les pamphlets, Mlle de Chevreuse est joliment surnommée la « coadjutrice ».
Un quart de siècle après les faits, le mémorialiste jette sur sa maîtresse de l’époque, morte prématurément à l’âge de vingt-cinq ans, un regard pas très charitable, mélange de subtilité, de sens de la psychologie féminine, de solide méchanceté et d’une bonne pincée de misogynie :
Mlle de Chevreuse, qui avait plus de beauté que d’agrément, était sotte jusques au ridicule par son naturel. La passion lui donnait de l’esprit et même du sérieux et de l’agréable, uniquement pour celui qu’elle aimait ; mais elle le traitait bientôt comme ses jupes : elle les mettait dans son lit quand elles lui plaisaient ; elle les brûlait, par pure aversion, deux jours après.
Voilà donc un ecclésiastique de haut vol, qui n’est pas étouffé par des accès de pruderie. Revoyant son passé de coureur impénitent, il se flatte d’avoir damé le pion au cardinal de Richelieu, qui faisait la cour à Mme de La Meilleraye, autre bonne amie du jeune Gondi :
J’étais dans les premiers feux du plaisir qui, dans la jeunesse, se prennent aisément pour les premiers feux de l’amour, et j’avais trouvé tant de satisfaction à triompher du cardinal de Richelieu dans un champ de bataille aussi beau que celui de l’Arsenal[75]…
Dans le secret de souvenirs qui n’étaient peut-être pas destinés à la publication et resteront cachés jusqu’à leur édition à Amsterdam et Nancy en 1717, il ne se prive pas de quelques méchancetés vis-à-vis de ses rivaux d’alors, surtout s’ils étaient des puissants. De Richelieu, il affirme qu’il était « pédant en galanteries » et cite volontiers les rebuffades auxquelles il aurait eu droit de la part de ces dames. Ses conquêtes n’avaient rien de glorieux. La célèbre Marion de Lorme, qui « venait chez lui la nuit », était « un peu moins qu’une prostituée » et par-dessus le marché elle avait finalement congédié le ministre pour un poète libertin de l’époque, Jacques Vallée sieur des Barreaux. En revanche, lorsque l’objet de sa flamme reste fidèle, il s’agit de Mme de Fruges « que vous voyez traînante dans les cabinets sous le nom de vieille femme » et qui, à l’époque de ces transports amoureux, était « déjà un reste de Buchinchan et de L’Épienne[76] ».
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Cardinal de Retz,
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Deux des maîtresses de Retz. Anne de Rohan, princesse de Guéméné, écrira-t-il plus tard, était « cent fois dévote et cent fois libertine ». Mme de Pommereux lui fut si fidèle qu’après sa chute et son emprisonnement en 1654 elle vendit bijoux et pierreries pour tenter de soudoyer ses gardiens et le faire évader.
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Sous cette orthographe bizarre, il s’agit du duc de Buckingham, Premier ministre de Charles Ier, roi d’Angleterre, qui passait pour un grand séducteur. Tallemant des Réaux, dans ses
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Dans ses
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La maréchale de La Meilleraye devait être fort jeune lorsqu’elle connut Retz puisqu’elle était née en 1621. Son hôtel particulier se trouvait rue de l’Arsenal, d’où l’allusion. Lorsque Gondi va place Royale, l’actuelle place des Vosges, c’est pour rendre visite à la princesse de Guéméné.
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Un parfait inconnu dont les historiens n’ont retrouvé aucune trace. C’est dire « de quel peu se contentait » Richelieu, comme aurait dit Sacha Guitry.