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Au XVIIe siècle, on le sait, les grands de la royauté et de l’Église avaient une conception toute relative des bonnes mœurs et de la chasteté. Jean-François-Paul de Gondi, que l’on destinait à la carrière des armes, s’était retrouvé ecclésiastique en raison de la mort prématurée d’un de ses frères. Même si par la suite ses talents d’orateur firent de lui un prédicateur — assez politique d’ailleurs — apprécié de ses fidèles et de la bonne société, sa formation sacerdotale s’était résumée à bien peu de chose. On l’avait nommé d’office coadjuteur du diocèse de Paris avec le titre d’évêque de Corinthe in partibus en attendant que la mort de son oncle Jean-François libère le siège de l’archevêché (ce qui fut fait en 1654). Les dignitaires de l’Église de cette époque n’étaient pas tenus à des règles trop strictes en matière de célibat. Mais tous ne s’affichaient pas aussi ouvertement avec leurs maîtresses. L’évêque-coadjuteur, qui, depuis son fief de l’île de la Cité, se conduisait ouvertement en chef politique et parfois en chef de guerre, à la tête de son « régiment corinthien[77] », manifestait une liberté de mœurs étonnante, même pour les standards de l’époque.

Ce qui étonne le plus, c’est que les contemporains de l’ecclésiastique ne trouvaient rien de répréhensible à ses activités libertines.

Quand il écrit ses Mémoires, en 1676 et 1677, depuis le monastère de son modeste fief de Commercy, en Lorraine, le cardinal s’adresse à une correspondante anonyme. L’historienne Simone Bertière en a conclu qu’il s’agissait de Mme de Sévigné, une lointaine cousine par alliance avec qui il entretenait des relations à Paris, puis, depuis leurs exils respectifs, une correspondance suivie, perdue pour l’essentiel. À l’époque de la rédaction, la marquise vient de perdre sa fille, Mme de Grignan, et a dépassé la cinquantaine : elle est « d’âge mûr, spirituelle, sans pruderie », selon Mme Bertière. Soit. La célèbre épistolière avait vécu de près les événements de la Fronde, les aventures amoureuses des grands de l’époque, dans les salons du faubourg Saint-Germain et les hôtels particuliers du Marais. Elle n’était pas pour autant une dépravée. On constate pourtant que les propos particulièrement crus et cyniques du prélat en disgrâce ne semblaient pas la choquer. Certes, ils restaient dans le cadre d’une correspondance privée, mais on n’était pas franchement dans la morale bien-pensante. On doit en conclure que cette liberté de mœurs et de ton n’était pas inconcevable en ce début de siècle de Louis XIV.

Plus ironique encore, l’évêque-coadjuteur n’était pas seulement un prélat de circonstance. L’archevêché de Paris constituait un atout maître dans sa quête du pouvoir, et il prenait la fonction très au sérieux. Il soignait sa réputation de prédicateur et veillait sur sa clientèle la plus sûre et fidèle, les curés et les fidèles des paroisses. Il se retrouva de fait chef politique du clergé et du parti dévot, que Louis XIV voulait soumettre. Vincent de Paul, saint homme entre tous, fut son allié indéfectible, même après sa disgrâce. Retz protégeait les jansénistes, donc ceux-ci le soutenaient. Apparemment ces ascètes rigoureux et puritains ne trouvaient rien à redire aux frasques de leur chef de file. Est-ce à ce moment-là que la galanterie — au moins celle des beaux quartiers de Paris et des cercles dirigeants — devint de manière quasi officielle un péché véniel aux yeux de l’Église de France ?

En d’autres pays, les Mémoires du cardinal seraient longtemps restés des écrits clandestins, tout juste bons à circuler sous le manteau. L’« immoralité » de leur auteur annonçait avec un siècle d’avance le chef-d’œuvre de Laclos, Les Liaisons dangereuses, paru en 1782. À leur publication en 1717, alors que le siècle des Lumières n’avait même pas commencé, les écrits de Retz ne provoquèrent aucune émotion particulière : le caractère officiellement politique du récit occulta en partie, on suppose, ses aspects libidineux, ou alors on trouva ceux-ci à peu près normaux. Comme par hasard, la mort de Louis XIV en 1715 venait de mettre fin à un règne interminable dont les deux ou trois dernières décennies avaient été marquées par le retour en force de l’ordre moral. Mme de Maintenon, qui avait peut-être à se faire pardonner quelques folles années de jeunesse, n’avait aucune sympathie pour le libertinage. La Régence le rétablit dans ses droits, et les petits soupers du Régent devinrent le mètre étalon concernant les (mauvaises) manières admissibles au sein de la bonne société. Les galanteries remises à l’honneur au sommet de l’État essaimèrent aussitôt dans les hôtels particuliers du Marais et du faubourg Saint-Germain. Depuis cette époque à Paris, on se réjouit chaque fois que sonne le retour des divertissements et des plaisirs.

Aussitôt après la Régence, le très long règne de Louis XV, loin de voir le retour du puritanisme, conforta au contraire le triomphe des libertins au sens originel du terme, c’est-à-dire de ceux qui prônaient la liberté des mœurs et la liberté de penser. Cet esprit se perpétua jusqu’à la Révolution. Quand Mme de Pompadour se retira de la scène, la jeune Marie-Antoinette et ses amies prirent la relève. On aimait la fête, les parties de campagne, la lecture de Jean-Jacques Rousseau. Un léger parfum de scandale flottait autour de la Cour et des fêtes parisiennes. Des pamphlets licencieux et parfois obscènes circulaient à propos de la vie de la Cour. Débarqué à Paris en 1761 depuis sa Bourgogne natale, Restif de La Bretonne publia, au milieu d’une œuvre pléthorique, quelques romans polissons qui semble-t-il ne scandalisèrent personne. Pas davantage ses amis Beaumarchais et Louis-Sébastien Mercier. Dans les années 1770, on pouvait donc écrire sans crainte sous son propre nom des romans osés.

Choderlos de Laclos en fournit l’exemple le plus étonnant. Cet homme issu de la récente noblesse de robe était un militaire de carrière qui s’intéressait à la fabrication des boulets de canon et travailla un temps à un plan de numérotation des rues de Paris. Il avait, dit-on, « une conversation froide et méthodique » et fut un mari et un père irréprochable. Il était également un fervent admirateur de Jean-Jacques Rousseau. C’est pour tromper l’ennui de la vie de garnison à Besançon — et aussi parce qu’il était travaillé par le démon de l’écriture — qu’il écrivit, à quarante ans, ces scandaleuses Liaisons dangereuses, dont le caractère subversif semble lui avoir échappé. Paru en 1782, le livre eut un énorme succès de librairie : les deux mille exemplaires de la première édition s’écoulèrent en un mois, et il y eut dix rééditions dans les deux années suivantes. Ce roman d’alcôve d’une modernité stupéfiante, écrit par un capitaine en second de régiment de sapeurs, n’était donc pas passé inaperçu mais ne fut pas pour autant brûlé sur un bûcher. L’armée, semble-t-il, fut tout juste choquée par un texte qui selon elle dénigrait la noblesse, mais se contenta de renvoyer le fautif dans une lointaine garnison bretonne. Les années 1780 avaient les idées larges — ou très floues —, et même l’armée ne savait plus trop où se situaient les limites de la bienséance.

La tendance au libertinage est donc une très ancienne tradition parisienne. Il y eut certes des éclipses, par exemple la seconde moitié du règne de Louis XIV, comme on l’a vu. La Révolution française, qui ne fut certes pas toujours ludique, surtout vers la fin, incarna un retour au puritanisme : « Les révolutions sont dans leurs débuts forcément puritaines », disait Jean-Paul Sartre en débarquant à Cuba après la prise du pouvoir par Fidel Castro. Robespierre, qui n’avait rien d’un fêtard, voyait d’un mauvais œil les mœurs légères, forcément héritées de l’Ancien Régime. Lui voulait une société vertueuse.

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77

C’était le surnom donné par Condé aux maigres troupes de mercenaires constituées par Gondi au début de la Fronde — allusion à son titre d’évêque de Corinthe in partibus.