Выбрать главу

La chute de Robespierre mit fin au cauchemar et, peu après, le Directoire donna à nouveau le signal des réjouissances. Celles-ci ne s’arrêtèrent plus vraiment, malgré quelques vagues tentatives de rétablissement de l’ordre moral, comme sous la Restauration, mais qui ne touchèrent jamais vraiment la société parisienne. Les jésuites rappelés de leur exil par Louis XVIII eurent plus de succès en province que dans les beaux quartiers de la capitale. Certes, le XIXe siècle, avec l’avènement de la bourgeoisie, connut comme partout ailleurs en Europe des poussées de puritanisme. Mais, alors que celui-ci triomphait à Londres, dans les grandes villes allemandes et à Rome, il ne réussit jamais à asseoir vraiment son emprise sur la France, encore moins sur Paris. Les grandes courtisanes continuèrent de tenir salon telles Mme Récamier, Joséphine de Beauharnais ou Mme Tallien. Marie du Plessis, passée à l’Histoire comme l’héroïne de la Dame aux camélias, avait un hôtel particulier et menait une vie fastueuse. Le siècle vit défiler au grand jour de grands séducteurs comme Benjamin Constant, Chopin ou Alfred de Musset. Lorsque l’Angleterre en général et Londres en particulier basculèrent pour de bon dans l’obscurité victorienne, Paris en était au Second Empire, à ses cocottes et à La Vie parisienne d’Offenbach. Il y avait là de toute évidence un microclimat qu’on ne pouvait confondre avec celui du reste de l’Europe, et dont la réputation attirait justement d’innombrables visiteurs appâtés par la promesse de plaisirs sans entraves.

L’un des résultats patents de cette tradition ancienne fut que, sur le plan moral, on cessa définitivement de se scandaliser ou même de s’étonner. Même dans les familles les plus conservatrices du faubourg Saint-Germain, on se contentait de hausser les épaules à l’évocation de la vie dissolue de tel ou tel mondain, ou d’un livre réputé immoral. Le clergé et les prélats mondains manifestaient une souriante indulgence vis-à-vis du péché de chair et des écarts de conduite de la caste dirigeante. Il paraissait vain de lutter contre cette liberté de mœurs que rien ne pouvait empêcher, la luxure avait été rayée de la liste des sept péchés capitaux, et l’opinion dominante en avait conclu depuis longtemps qu’il aurait été ridicule — on ne disait pas encore ringard — de paraître choqué par la publication d’un roman osé ou le troisième remariage du baron Machin, par ailleurs membre héréditaire du Jockey Club.

Il y avait certes et il y a toujours eu, même à Paris, des ligues de vertu, des cercles conservateurs qui s’opposaient bruyamment — entre autres — à la publication de telle ou telle œuvre jugée obscène et attentatoire aux bonnes mœurs. Il y eut aussi, plus ou moins sévère selon les époques, un arsenal juridique visant à exercer une censure morale sur l’édition. Si étonnant que cela puisse paraître, à partir du milieu du XXe siècle, les quelque trois décennies suivant la Libération ont été particulièrement actives et fructueuses pour les censeurs. Maurice Girodias, dont le père, Jack Kahane, avait été le premier éditeur de Henry Miller, en 1933 à Paris, avait repris le métier et, à la tête de sa maison Olympia Press à partir de 1953, a édité de grands textes interdits aux États-Unis tels Lolita de Vladimir Nabokov ou Nexus de Henry Miller. Au passage il a déniché Zorba le Grec de Nikos Kazantzakis. Spécialisé dans la littérature érotique — et parfois pornographique —, Girodias a passé une partie des années 1950 devant les tribunaux du Palais de Justice de Paris pour atteinte aux bonnes mœurs, et accumulé un nombre impressionnant de condamnations et de saisies de livres. Croulant sous les amendes, il a fini par déposer son bilan et s’exiler pour de longues années aux États-Unis. À la même époque, Jean-Jacques Pauvert avait connu les mêmes déboires : son édition d’Histoire d’O en 1954 lui a valu une interdiction à l’affichage et à la vente aux mineurs, ce qui condamnait le livre au secret des arrière-boutiques. Il a connu les mêmes soucis avec sa réédition des œuvres du marquis de Sade. Par la suite les éditions Éric Losfeld et L’Or du temps, maison fondée par Régine Deforges au milieu des années 1960, furent elles aussi l’objet de tracasseries policières. Régine Deforges fut elle-même condamnée pour atteinte aux bonnes mœurs. On a peine à le croire aujourd’hui, mais la censure « morale » se perpétua dans le code pénal jusqu’au milieu des années 1970.

Cela ne veut pas dire pour autant que la littérature sulfureuse ait été, notamment dans ces années de censure, entre 1945 et 1975, l’objet de la réprobation de la bonne société parisienne, bien au contraire. Girodias, Pauvert, Losfeld ou Régine Deforges, s’ils furent parfois tenus pour des marginaux ou des aventuriers de l’édition, étaient des personnages estimés de Saint-Germain-des-Prés. Ne perpétuaient-ils pas une tradition déjà ancienne qui remontait en droite ligne à Guillaume Apollinaire (Les Cent Mille Verges), Pierre Louÿs (Trois filles de leur mère), Louis Aragon (Le Con d’Irène) et Georges Bataille (Histoire de l’œil) ? Sans parler des héros de la « préhistoire », Restif de La Bretonne et, par-dessus tout, le marquis de Sade en personne. La littérature libertine, pourchassée ou non par la justice, avait été une fois pour toutes déclarée légitime dans les salons de l’intelligentsia. Dans les années 1950, d’autres écrivains, publiés aux éditions de Minuit ou chez Gallimard, poursuivirent dans la même voie, tels Pierre Klossovski, André Pieyre de Mandiargues et, dans une certaine mesure, Alain Robbe-Grillet.

On a parlé au chapitre précédent du célèbre cas, en 2001, de La Vie sexuelle de Catherine M., largement traité ailleurs y compris par nous-même[78]. Qu’il suffise de dire que ce récit, remarquablement écrit et d’une audace sexuelle étonnante, était l’œuvre d’une grande brahmane. Mme Millet était en effet une figure majeure de l’intelligentsia, la fondatrice-directrice d’Art Press, revue d’avant-garde qui faisait référence. Partout ailleurs dans le monde, une personnalité faisant carrière à un tel niveau se serait suicidée socialement en publiant de telles confessions. À Paris, Catherine Millet, de gloire confidentielle, devint une célébrité intellectuelle, désormais invitée au centre Pompidou et dans les colloques pour disserter sur le féminisme et la sexualité des jeunes filles.

En matière de transgression, cependant, le record absolu avait déjà été atteint en 1954 avec la publication chez Jean-Jacques Pauvert du célèbre Histoire d’O. Signé d’un pseudonyme, Pauline Réage, ce récit particulièrement scandaleux d’une expérience de soumission érotique était précédé d’une préface de Jean Paulhan, l’une des personnalités les plus respectées de l’édition française de la deuxième moitié du XXe siècle. Libre-penseur dans le sens plein du terme, Paulhan avait été partie prenante de tous les grands courants littéraires de son époque sans jamais être inféodé à aucun. Avait été résistant sous l’Occupation tout en continuant de fréquenter les salons — dont celui de Florence Gould où il croisait Ernst Jünger et le lieutenant Gerhard Heller, chargé par les Allemands des relations avec le monde de la littérature —, était devenu chez Gallimard un véritable parrain des lettres parisiennes, l’interlocuteur privilégié de Gide, Aragon, Breton, Camus, Sartre, Mauriac et bien d’autres. C’était une personnalité originale et hors du commun, et en même temps un vrai notable. La longue préface admirative qu’il avait écrite pour Histoire d’O aurait pu, du moins dans d’autres pays, lui valoir quelques sarcasmes, sinon des problèmes. Le connétable des lettres cautionnait avec une jubilation perverse un texte d’une impudeur absolue, et qui se vendait sous le manteau ! Mieux encore. La crudité du récit était telle que personne n’imagina qu’une femme avait pu l’écrire, et on supposa tout naturellement que le préfacier en était l’auteur[79]. Cette rumeur, que l’intéressé ne prit même pas la peine de commenter ou de réfuter, n’entama en rien l’autorité morale de Jean Paulhan.

вернуться

78

Ces impossibles Français, Denoël, 2010, voir chap. 5, « Au rendez-vous des libertins ».

вернуться

79

La réalité était, si j’ose dire, tout aussi « scandaleuse ». Histoire d’O était, on le sut officiellement quarante ans plus tard, l’œuvre de Dominique Aury, la discrète et inamovible secrétaire du comité de lecture de Gallimard, par ailleurs maîtresse de Jean Paulhan, pour qui elle avait écrit le livre.