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Cédant à un caprice de grand homme en fin de carrière, il se présenta en 1963 à l’Académie française, temple de conservatisme où à cette époque Julien Green et François Mauriac faisaient figure de galopins facétieux. Historien à ses heures et digne représentant de la tradition du « parti des ducs » sous la Coupole, René de La Croix de Castries, son adversaire pour le fauteuil, s’était empressé de faire circuler des exemplaires du terrible roman préfacé par Paulhan.

Mauriac était un ami proche du candidat, avec qui il entretenait une correspondance suivie. Tout catholique fut-il, il avait trop le sens du ridicule pour paraître scandalisé devant un texte érotique, même le plus diabolique. C’est donc avec une certaine délectation que, deux jours après l’élection de Paulhan, il écrivit dans son Bloc-notes :

J’ai reçu comme beaucoup de mes confrères, huit jours avant l’élection, l’Histoire d’O, préfacée par Jean Paulhan. Comme l’exemplaire venait droit de chez l’éditeur, rien ne serait si aisé que de connaître le nom de l’envoyeur. Je ne ferai pas au duc de Castries l’injure de croire qu’il y a mis la main ; mais si c’est quelqu’un de nos confrères chrétiens, je ne doute pas qu’il ait amassé des charbons ardents sur sa tête ; car il est grave d’obliger de vieux hommes, qui ne peuvent pécher qu’en imagination, ne serait-ce qu’à entrouvrir Histoire d’O. Car c’est entrebâiller les portes de l’enfer[80].

Le 23 janvier 1963, lesdits vieillards avaient en effet élu dès le premier tour de scrutin, avec dix-sept voix, le grand homme scandaleux, peut-être parce qu’eux-mêmes considéraient la littérature « pornographique » comme l’une des formes bien françaises des beaux-arts, plus vraisemblablement parce qu’ils craignaient, en se scandalisant, d’être atteints par l’arme la plus meurtrière à Paris : le ridicule. On ne sait de quoi il faut s’étonner le plus : que dix académiciens aient tout de même préféré voter en faveur du duc de Castries ou que, foulant pour la plupart leurs propres principes moraux, dix-sept autres aient voté pour l’un des grands hommes de l’époque malgré ses turpitudes supposées ?

Qu’il est dur à Paris d’être puritain ou même, plus modestement, partisan de la décence et des bonnes mœurs !

V

CODES

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Salons de Paris

Parmi les savoirs que tout étranger désireux de s’installer dans la capitale française devrait intégrer, il y a celui-ci qu’il faut placer en tête de liste : les salons ont peut-être disparu, mais Paris reste un salon, en tout cas la capitale du dîner en ville. Anna de Noailles et Florence Gould sont mortes sans laisser de descendance. Il n’y a plus de ces lieux institutionnels où la bonne société se retrouvait à dates fixes pour cancaner, mimer des parades nuptiales et se livrer à de subtiles joutes oratoires. Mais l’esprit de salon a survécu. Dans la bonne société — et bien au-delà —, on continue de priser l’art de la conversation et de juger les gens sur la qualité de leurs reparties, on conserve le même respect pour les préséances et la compétition feutrée, les clans se font et se défont au gré des cooptations et des mises au ban. À Paris, il convient de tenir son rang et de respecter la hiérarchie de la meute. À l’intérieur de ces limites, il est recommandé d’avoir une conversation brillante. Jacques Attali pouvait bien à tout moment vous éblouir une tablée de distingués invités, il se gardait bien de le faire en présence de François Mitterrand, seul autorisé à donner le ton, grave ou joyeux, et à choisir le sujet de discussion. Dans Ridicule, le film de Patrice Leconte qui se déroule à Versailles à la veille de la Révolution, un désopilant abbé de cour cynique incarné par Bernard Giraudeau réjouit l’entourage par sa méchanceté et ses mots d’esprit, jusqu’au jour où il a le mot de trop devant le roi en personne, ce qui signe sa disgrâce irrémédiable. Dans cet immense salon désormais virtuel qu’est Paris, il convient de briller mais à bon escient, en évitant les fautes de goût qui vous condamnent à la relégation. Il faut être prêt à dégainer son bon mot à la vitesse de l’éclair, mais il faut aussi savoir se taire.

À quel moment les salons ont-ils cessé d’exister ou en tout cas définitivement changé de nature ? On suppose, en lisant le Journal inutile de Paul Morand, qui couvre la dernière partie de sa vie, entre 1968 et 1976, qu’on assiste alors aux derniers feux d’un monde proustien en voie de disparition ou déjà englouti. Le vieux romancier, mondain entre tous, n’en finit pas d’évoquer les fastes des soirées d’antan. Ainsi note-t-il, le 23 juin 1974 :

La première fois que je vis Pétain, c’était après la guerre, vers 1920, à un bal masqué chez la duchesse de Rohan, boulevard des Invalides. Les Six[81], les Dadas, amenés par sa fille, la princesse Lucien Murat, étaient déguisés et fort bruyants. Cela avait amusé le Maréchal, qui me le rappelait souvent, à Vichy.

Un demi-siècle plus tard, ces fêtes joyeuses où les puissants de la République se mêlaient à des artistes d’avant-garde dans un décor luxueux et raffiné ne sont plus qu’un lointain souvenir. Le journal de l’écrivain-dandy fourmille de ces souvenirs nostalgiques. Par exemple ce grand restaurant qu’il fréquentait dans l’entre-deux-guerres :

Nous allions souvent chez Maurice, rue de Monceau, ensuite avenue Gabriel. La première table de Paris, des vins du XVIIIe siècle, le service avec deux potages, à l’anglaise, Le maître d’hôtel immobile, surveillant le service, un larbin pour deux invités. Beaucoup d’hommes politiques, dont Mandel, presque toujours. Au milieu du dîner, le sorbet, comme autrefois.

Dieu que les années 1930 étaient jolies et la vie agréable entre gens du même monde !

En 1975, ce vieux monde bat de l’aile, mais Paul Morand fait de la résistance. Sa femme, la princesse Hélène Soutzo, agonise à quatre-vingts ans dans son hôtel particulier qu’elle avait fait construire en 1913 sur le Champ-de-Mars, et qui a « une salle de réception de dix-huit mètres de long ». Le temps des salons est à peu près révolu, même si Florence Gould — née en 1895 — continue de témoigner de sa présence à des déjeuners chez Maxim’s ou au Bristol. Morand garde un agenda passablement rempli. Dans son Journal, il note fréquemment des déjeuners chez les Chambrun — la fille de Pierre Laval et son mari[82]. Il tente de réunir des anciens de Vichy, mais ce n’est pas facile :

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80

Bloc-notes, 25 janvier 1963.

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81

Le groupe des Six était constitué de scompositeurs d’avant-garde des années 1920, dont Darius Milhaud, Arthur Honegger et Francis Poulenc.

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82

« Déjeuner Chambrun (Cheval blanc 1934). Ris de veau, crêtes de coq, truffes, morilles. L’asperge blanche détrônée (enfin !) partout, au bénéfice de la verte, à l’italienne. » (P. Morand, Journal inutile, Gallimard, 2001.