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Ils se détestent, refusent de se rencontrer. L’échec resserre d’abord les liens, puis aigrit les gens, qui se disputent et, pour finir, se haïssent.

Dieu merci, il reste l’Académie française, où Paul Morand, après avoir dû s’incliner en 1958 devant le veto de De Gaulle, « protecteur » de l’Académie, y a finalement été élu dix ans plus tard, à l’automne de 1968. Il y a beaucoup de déjeuners chez Maurice Genevoix, alors Secrétaire perpétuel. D’autres chez le duc de Castries, qui, on l’a vu, cherche désespérément à se faire élire sous la Coupole.

Déjeuner chez Genevoix vendredi ; chez Castries mercredi. Je suis non pas l’académicien classique, dîneur en ville, mais l’académicien recueilli, qu’on reçoit par pitié, une sorte de veuf vivant, à la fois bouche-trou et parce qu’il « faut un homme », ou parce qu’il connaît bien Paris ; de sorte que l’Académie est pour moi une sorte de pension, de seconde famille.

Paul Morand et quelques autres survivants se retrouvent au Ritz ou au Meurice, perpétuent vaille que vaille le souvenir d’une époque révolue. Mais il n’y a plus ces solides institutions chères, on l’a vu, à l’abbé Mugnier, « le confesseur des duchesses », ou à Edith Wharton (1862–1937). La célèbre romancière américaine issue d’une richissime famille new-yorkaise s’est définitivement installée à Paris en 1907 où elle passera les trente dernières années de sa vie à fréquenter Anna de Noailles, André Gide, Jean Cocteau, son vieil ami Paul Bourget, et quelques romanciers anglo-saxons de passage, tel son « maître » Henry James.

Dans son autobiographie[83] parue en 1933, quatre ans avant sa mort, la romancière décrit notamment les salons du faubourg Saint-Germain qu’elle a si bien connus.

Le salon parisien — ou le dîner en ville — demeure rétrospectivement un monstre de complication pour cette grande bourgeoise qui connaît personnellement le président Theodore Roosevelt depuis l’enfance. Aux États-Unis — ou dans les milieux américains d’Europe —, il arrive qu’on improvise, que des invités de dernière minute se joignent à la fête. À Paris, les invitations se lancent un mois à l’avance. S’il s’agit d’un dîner, le placement des invités est un art qui relève de la stratégie militaire la plus sophistiquée. À son arrivée à Paris, voulant remercier une douzaine d’amis de leur accueil chaleureux, et se doutant de la difficulté de l’entreprise, elle consulte une amie proche, nièce d’un duc-diplomate. Celle-ci revient la mine sombre et exhibe un plan de table suggéré par son oncle :

[Il] est très dubitatif, dit-elle. Il a ajouté : « Ma chère petite, Mrs Wharton n’aurait jamais dû inviter ces gens ensemble » — non pas qu’ils ne fussent pas tous bons amis et même intimes, mais parce que les nuances de leurs différences de rang étaient tellement subtiles, et tellement difficiles à classer, que même le duc diplomate reculait devant la tentative[84].

On a maintes fois parlé de la complexité du protocole français, déjà pesant dans les cérémonies officielles et les palais de la République, mais qui s’applique également, ou s’est longtemps appliqué en tout cas dans les dîners mondains. Comment placer un académicien, un duc, un archevêque, un prétendant au trône d’Albanie ? Edith Wharton découvrait donc un système étonnamment rigide qui régentait les soirées privées : il était tellement précis et connu de tous qu’aucun convive ne pouvait ignorer, le cas échéant, la piètre estime où le tenait la maîtresse de maison qui venait de le condamner, par sa position à table, à la huitième ou neuvième place dans le rang protocolaire. Tout invité pouvait noter — avec satisfaction ou déplaisir — à quel endroit il figurait dans l’organigramme, et y trouvait matière à se vexer à l’occasion. Plus subtil encore : tel invité, jouissant d’une situation honorable dans les médias ou à l’université, bien que placé à la place d’honneur, c’est-à-dire à la droite de la maîtresse de maison, s’étonnait d’avoir été invité avec des convives qui n’étaient pas de son niveau, ou pis encore de se retrouver relégué en seconde position, derrière un invité qu’il jugeait nettement moins important que lui.

Le terrain était miné car, comme le dit encore Edith Wharton, « sous une surface d’exquise urbanité, la rancœur pouvait couver durant des années dans l’âme d’un invité dont les titres n’ont pas été honorés ». À cet égard, il n’y avait pas plus paradoxal que les bouts de table, où se retrouvaient les invités les moins importants, « les sans-titres, les sans classes ». Indéniablement, cette place constituait « la honte pour ceux qui estimaient mériter une meilleure place[85] ». Mais, à y regarder de plus près, ceux qui en héritaient, à la condition d’être jeunes et en début de carrière, pouvaient être les convives les plus amusants de la soirée, comme si l’éloignement du centre du pouvoir autorisait des fantaisies interdites à l’invité d’honneur : « Les brillantes saillies, les paradoxes audacieux et les anecdotes savoureuses émanaient le plus souvent de ce groupe d’indépendants », note Edith Wharton. La tradition du bout de table spirituel était si bien établie que ceux qui en étaient les habitués jouissaient parfois d’un réel prestige car on les invitait pour leur esprit et non pas pour leurs vieux titres de noblesse. Mais, « les années passant, un habitué était de plus en plus disposé à céder sa chaise à la génération montante et travaillait à se rapprocher des hôtes ». Ainsi ce nouvel académicien,

… élu après de nombreux efforts et de longues années d’attente et qui était passé sans transition du bout de table à la droite de la maîtresse de maison. (…) Un vieil habitué de la relégation, n’ayant connu aucune promotion, lui posa la main sur l’épaule : « Ah, mon cher B., après toutes ces années de bout de table, je vais me sentir terriblement seul sans mon vieux voisin ! » Tout le monde éclata de rire, sauf l’académicien qui déplia sa serviette en silence, avec un sourire aigre, et la maîtresse de maison, choquée par cette remarque désinvolte…

Cette affaire des bouts de table — qui « mériterait un chapitre à part tellement sont nombreuses les reparties célèbres qui y sont nées » — nous rappelle que, dans les salons et les dîners en ville de ces années-là, avoir ou non de l’esprit faisait toute la différence. C’était même le but de l’opération car, nous explique Edith Wharton, « toute la raison d’être du salon se basait sur le goût national pour la conversation générale ». Hors de la conversation, point de salut.

Si l’académicien ou le duc, pour peu qu’ils fussent conviés à la fête, avaient automatiquement leur rond de serviette à la droite de l’hôtesse, le brillant causeur, de son côté, avait toutes les chances d’en être le héros, de s’y faire des relations utiles, d’être réinvité et de faire ainsi son chemin dans la société. Mais pas de salon digne de ce nom sans une connotation littéraire car, selon la romancière, « à Paris, personne ne peut vivre sans littérature ».

Certes, même dans ce domaine il fallait éviter de trop se spécialiser : un salon strictement littéraire deviendrait forcément ennuyeux et stagnant. Il convenait au contraire de mêler judicieusement des écrivains, des diplomates, de vieilles gloires du faubourg Saint-Germain et des candidats à l’Académie. Il fallait doser le fonds des vieux habitués et y ajouter une pincée de nouveauté, un ou deux invités étrangers au salon. Mais dans tous les cas de figure, la littérature fournissait le liant social entre tous ces gens.

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83

Edith Wharton, Les Chemins parcourus, Flammarion, 1995. Coll. Domaine étranger, 10–18, 2001.

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84

Edith Wharton, op. cit.

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85

Comme le comte de R. qui, un jour, « estima être placé trop près du bout de table. Il attendit un trou dans la conversation puis, se tournant vers sa voisine, lança d’une voix perçante : Pensez-vous, chère Madame, que les plats parviendront jusqu’à ce coin reculé de la table ? »