Les célébrités du temps citées par Edith Wharton ont toutes à voir avec la littérature. Il y a le romancier Paul Bourget, « un des causeurs les plus intéressants et les plus doués, fort demandé par les maîtresses de maison ambitieuses », la poétesse Anna de Noailles, dont « les monologues sont éblouissants », le poète Henri de Régnier et l’auteur de théâtre Robert de Flers. Même ceux qui ne sont pas écrivains ont écrit. Le comte de Ségur, « charmant causeur », a commis un livre sur Julie de Lespinasse. Le baron Ernest Sellières est l’auteur d’ouvrages érudits sur l’Allemagne. Le comte d’Haussonville est le petit-fils de Mme de Staël et son biographe. Et ainsi de suite. Il faut avoir fait ses preuves d’une manière ou d’une autre dans le domaine littéraire pour être admis dans les meilleurs salons. « Partout où deux ou trois Français cultivés se rencontrent, un salon se constitue aussitôt », et à l’inverse pas de salon digne de ce nom sans une composante littéraire forte.
En ce début de XXIe siècle, les salons littéraires ont donc disparu. Ou alors, quand on tombe par hasard sur l’un de ces événements mondains, généralement aux confins du 16e arrondissement, dans le somptueux appartement d’une riche veuve, on a le sentiment de se retrouver dans une scène de Sunset Boulevard, le film de Billy Wilder où apparaissent de vieilles stars oubliées de Hollywood. La riche veuve est entourée d’autres veuves, il y a quelques hauts fonctionnaires à la retraite, d’anciens ambassadeurs. On y lit de la poésie, et le fantôme de Louise de Vilmorin flotte sur l’assistance. Quant aux dîners en ville, lorsqu’ils sont cérémonieux à la mode d’antan — cartons d’invitation, plans de table —, ils ont toujours de bonnes chances d’être utilitaires. Un éditeur (important) fera chez lui un dîner à douze — ou trente — couverts pour souligner le passage à Paris d’un romancier américain célèbre : on y invitera deux ou trois auteurs aussi importants que possible, mais également et surtout des critiques et des responsables de pages littéraires ainsi que d’autres professionnels de l’édition, en espérant des retombées médiatiques et commerciales. Un producteur de cinéma organisera, après la projection parisienne en avant-première d’un nouveau film, un dîner privé du même genre en l’honneur du réalisateur et des deux vedettes. Cependant dans ces cas-là il ne s’agit plus de dîners proprement dits mais de dîners de travail utiles, ce qui change tout.
Dans la sphère privée, où il n’y a généralement pas d’enjeu commercial ou professionnel précis, les soirées dînatoires entre copains organisées dans les quartiers bobos se passent de cérémonie. Pas de nappe sur la table, pas de petit carton pour marquer la place de chacun, pas l’ombre d’un domestique pour faire le service. Mais il reste quand même quelque chose de l’esprit de salon à la mode de 1910.
La maîtresse de maison aura peut-être bien arrêté dans le détail son plan de table, même si elle n’est pas allée jusqu’à inscrire les noms sur des cartels. Elle aura éventuellement médité la liste de ses invités, pour peu que l’événement dépasse le cadre de la stricte intimité. Comme le recommandait en son temps Edith Wharton, elle aura savamment dosé la liste des invités, en mélangeant d’un côté quelques vieux habitués qui se connaissent déjà et assureront une convivialité de départ et de l’autre deux ou trois éléments nouveaux chargés de créer l’événement : tout faire pour éviter que les vieux copains ne repartent en fin de soirée en se disant que décidément dans ces soirées chez Mariette et son jules il ne se passe jamais rien, on voit toujours les mêmes têtes, à se demander s’ils connaissent quelqu’un en dehors de nous. Le dîner pas vraiment intime se transforme en dîner à peu près mondain, en ce sens qu’il vise à impressionner. On veut montrer à sa bande de vieux habitués qu’on peut leur présenter des gens nouveaux — et hyper-intéressants, tu verras ! — , peut-être même des gens vaguement connus. Dans le même temps, on montre à ces nouveaux venus, à tout hasard, qu’on a une bande d’amis fidèles, qu’on a son clan, qu’on se trouve en plein Paris comme un poisson dans l’eau. Même chez de simples bobos, un dîner de ce genre peut devenir un exercice angoissant, principalement pour la maîtresse de maison : elle ne sait jamais à l’avance si le courant passera entre les vieux piliers et les guest stars ou si la rencontre tournera à la catastrophe. Le journaliste Machin, qui est tout juste un peu connu, qui vient ici pour la première fois et qui n’est pas un ami proche, on en convient, va-t-il trouver les habitués sympas, ou ennuyeux, ou même ringards ? Va-t-il réussir à faire la gueule toute la soirée puis à appeler un taxi à la première occasion, aussitôt le dessert avalé ?
Le vrai-faux dîner privé-mondain ressemble de nos jours à Cuisine et dépendances, le film de 1993 tiré de la pièce éponyme d’Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri. Où l’on voit une maîtresse de maison désespérément moyenne (Zabou Breitman) se stresser en cuisine à propos d’un dîner hasardeux qui au salon tourne à la catastrophe. Flanquée d’un mari besogneux (Sam Karmann), d’un frère joueur de poker et parasite (Jean-Pierre Darroussin) et d’un copain en dépression qu’ils hébergent temporairement (Jean-Pierre Bacri), elle gère l’invitation faite à un ami perdu de vue depuis longtemps, devenu journaliste vedette à la télé. L’ami (qu’on ne verra jamais) arrive avec deux heures de retard en prétextant des embouteillages, entreprend de courtiser la petite amie sexy de Darroussin, entraîne ce dernier dans une partie de poker où il perd dix mille francs, ce qui oblige Karmann à le rembourser, et finit par quitter la soirée avec la copine de Darroussin en leur abandonnant sur place sa propre femme, incarnée par Agnès Jaoui. Le dîner privé/mondain à la parisienne, même de niveau modeste, peut facilement tourner à la tragédie grecque où l’on voit le héros souffrir et mourir, ou alors plus modestement la maîtresse de maison péter un plomb grave — soyons dans l’air du temps — pour avoir voulu s’élever au-dessus de sa condition.
Si le salon de 1910 a disparu, les brillants causeurs existent encore et cherchent à pratiquer leur art sur tous les terrains de jeux disponibles, même les plus incertains. Les voilà forcés d’improviser au débotté, avec des partenaires de hasard, dans des décors de fortune. Il arrive, au gré de déjeuners de presse tournant autour du cinéma ou de la littérature, qu’on tombe sur l’un de ces fins causeurs. Ainsi, en 1997, au Mans, sur le tournage du Bossu, version Philippe de Broca. À table, je me retrouvai à côté de Daniel Toscan du Plantier, ancien grand patron de la Gaumont pour l’Europe. Très disert, bon conteur, « Toscan » entreprit ses deux voisins immédiats — moi-même et un autre journaliste — à propos d’un sujet tout de même assez intime : l’assassinat de sa propre femme survenu six mois plus tôt, le 23 décembre 1996, dans leur maison de l’ouest de l’Irlande. Le producteur nous fit un récit haletant des événements, commenta les faits, l’enquête de police — Vous vous rendez compte ! On connaît l’assassin, il est sous nos fenêtres ! — , comme s’il cassait la croûte avec des amis de vingt ans. En un mot il nous raconta sa vie, avec talent et conviction, comme si, même avec des compagnons de table lambda, il ne pouvait s’empêcher de chercher à captiver son auditoire. Le journaliste et moi-même étions devenus des amis intimes de l’ancien grand manitou du cinéma européen. Un an plus tard, je croisai le même Toscan dans un cocktail relativement intime au ministère de la Culture, il avait rigoureusement oublié cet épisode en même temps que mon existence. La comédienne Marie-Christine Barrault, qui avait été sa première femme, en parlait de cette manière : « Toscan a toujours été comme ça, causeur impénitent. À vingt ans, il savait tout, donnait son point de vue de façon péremptoire dans les salons, refusait de passer inaperçu. Juste pour le plaisir d’un bon mot, il était capable de se brouiller mortellement avec ses interlocuteurs. Bref il était insupportable. » Le producteur, mort prématurément en 2003, à l’âge de soixante et un ans, était l’exemple même du docteur ès conversations de salon qui, longtemps après la disparition des soirées Noailles ou Florence Gould, continuait de faire la démonstration de son art en toute circonstance, pour peu qu’il eût trouvé deux ou trois interlocuteurs capables d’écouter avec intelligence. Tel un majestueux escargot, il transportait son salon avec lui, même dans les palaces étrangers et dans les avions, et pouvait ainsi, sous toutes les latitudes, reprendre le fil de sa conversation étincelante.