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L’urbanisation accélérée de Paris, qui culmina en 1920, alla donc buter sur l’ancienne enceinte de Thiers, au lieu de s’étendre aux anciens villages de la périphérie, à ce que sont aujourd’hui Montrouge, Montreuil, Clichy, Charenton ou Boulogne. À New York, on peut vivre à Brooklyn comme le romancier Paul Auster et être un pur New-Yorkais, tandis qu’une résidence dans Manhattan — surtout dans certains quartiers — ne constitue pas toujours une garantie de citoyenneté estampillée Big Apple. À Londres, il y a certes des quartiers plus centraux que d’autres, mais nul ne peut affirmer avec certitude à quel endroit précis s’arrête la vraie ville, où se trouve la ligne de démarcation. À Paris, la question ne se pose pas : il y a le dedans et le dehors. Si vous souhaitez avoir une maison avec un petit jardin — et à moins d’avoir des millions d’euros pour habiter l’une de ces rares « villas » qu’on trouve à la Mouzaïa dans le 19e, autour du métro Pernety dans le 14e ou dans d’autres quartiers, il vous faut sortir de Paris, et donc renoncer au système parisien de transport en commun, au Vélib, au bus, à la marche à pied, accepter de prendre le RER ou de vous morfondre matin et soir dans les embouteillages suburbains. Quelques centaines de mètres d’écart, et on bascule dans un autre mode de vie, presque dans un autre monde. Si vous refusez de vous exiler, il faut alors, pour un jeune couple avec deux enfants, soit disposer miraculeusement ou par héritage du million d’euros à mettre sur la table, soit acheter quarante mètres carrés au mieux avec l’aide des parents, contracter à la banque un important crédit sur vingt ou vingt-cinq ans et se résoudre pour les années à venir à grimper plusieurs étages à pied. Il y a longtemps eu, dans les grandes villes américaines, ces quartiers on the wrong side of the track — c’est-à-dire du mauvais côté de la ligne du chemin de fer, généralement en contrebas de la ville. Paris est la seule grande capitale à être entièrement encerclée par un wrong side, celui du périphérique.

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Carrez, l’inconnu le plus célèbre

C’est l’inconnu le plus célèbre à Paris. Personne ne sait vraiment ce qu’il a fait dans la vie, si même il a vraiment existé. C’est comme les ampoules : elles ont six ou vingt ampères, du nom de l’unité internationale d’intensité électrique, mais qui se souvient d’André-Marie Ampère ? Ainsi pour Gilles Carrez : son patronyme est si obsédant qu’on n’imagine même pas qu’il s’agit d’un député UMP en chair et en os, devenu en 2012 président de la commission des Finances de l’Assemblée nationale. Carrez est le nom d’une abstraction ou d’un mirage pour une foule innombrable : les locataires qui rêvent de devenir un jour propriétaires et s’arrêtent devant la vitrine de toutes les agences immobilières, les jeunes couples étouffant dans leurs trente mètres carrés, les cadres en pleine ascension sociale qui songent à s’installer dans plus grand, les retraités qui veulent vendre au meilleur prix possible pour aller profiter de leurs vieux jours au bord de la Méditerranée.

Le 18 décembre 1996, sous le gouvernement d’Alain Juppé, l’Assemblée nationale adopta une loi portant le nom de Gilles Carrez, et qui faisait obligation à tout vendeur de produire un métrage officiel et précis du bien immobilier concerné, lequel se retrouvera à la virgule près dans l’acte de vente. Vous croyiez avoir acheté un appartement de quarante-huit mètres carrés dans le 11e arrondissement. Erreur : l’acte de vente vous précise que l’appartement en question mesure en fait 47,88 mètres carrés, ni plus ni moins. Avant décembre 1996, le mètre carré parisien était déjà une matière précieuse : quatre-vingt-dix et quatre-vingt-quinze mètres carrés, ce n’était ni la même chose ni le même prix. Le lingot restait de confection artisanale. On vous en donnait le poids approximatif mais il valait mieux vérifier par vous-même s’il n’y avait pas tricherie dans les calculs. Depuis la contribution de Gilles Carrez au code civil, on a désormais affaire à des lingots certifiés par la Banque de France : quand un agent immobilier vous annonce 48 mètres carrés, vous pouvez vous y fier, d’ailleurs il s’empressera d’exhiber la cote officielle, ce fameux 47,88 qui figure sur la fiche du produit à vendre. C’est le chiffre en loi Carrez, bien entendu, vous dit l’agent immobilier en son agence. Ce qui clôt la discussion.

Le mètre carré en loi Carrez, on le sait, est constitué de tout espace habitable dont la hauteur sous plafond est d’au moins un mètre quatre-vingts. Ce qui entraîne dans bien des cas cet important distinguo lorsqu’on a une surface habitable, disons, de quatre-vingt-douze mètres carrés au sol, mais de soixante-quinze en loi Carrez. Parfois il s’agit d’un appartement aménagé dans un ancien grenier ou dans trois chambres de bonne réunies, parfois au contraire, dans un espace très haut de plafond, on aura créé de la surface habitable en construisant une loggia où l’on peut à peine tenir debout, et donc hors loi Carrez. Cette subtilité dans le métrage donne tout son piquant à la chasse au logement. Car à supposer que l’appart’ en question se situe dans un quartier où la moyenne du mètre carré atteint les dix mille euros, mais que l’état des parties communes de l’immeuble laisse à désirer et que le logement, situé au second, est un peu sombre, à combien exactement pourrait-on évaluer ce surplus de dix-huit mètres carrés, certes appréciable, mais vaguement hors la loi ? Mieux encore : combien vaut un petit espace habitable bricolé qui, pour des raisons techniques, équivaut à près de zéro mètre carré officiel ? En dehors des grandes familles assises depuis deux ou trois générations sur de la vieille pierre à perte de vue et où l’on a cessé à jamais de parler argent, la question du mètre carré occupe une place majeure dans le cerveau de tout Parisien normalement constitué.

Il y a ceux qui continuent inlassablement à comparer le prix d’achat de leur appartement, trente ans plus tôt, avec sa valeur actuelle supposée et se réjouissent de la fortune — virtuelle — ainsi amassée. Dans une somptueuse cour intérieure du XVIIe siècle donnant sur le faubourg Saint-Antoine, un appartement de quatre-vingts mètres carrés a été acheté en 1979 à moins de trois mille francs le mètre carré, alors que dans le reste de l’immeuble le fameux mètre étalon est désormais évalué à dix mille euros. Sa propriétaire, modeste salariée de l’Éducation nationale à deux mille cinq cents euros par mois en fin de carrière n’a aucune intention de déménager, mais cela lui fait éprouver de délicieux frissons de songer à la plus-value qu’elle engrangerait si elle vendait. La surface habitable, acquise en 1979, en vaut vingt fois plus aujourd’hui. Sans même se raconter d’histoires, tout propriétaire entré dans ses murs au milieu des années 1970, de préférence avant les dévaluations successives des années 1975–1985, peut estimer qu’il a gagné le gros lot. Certes, le profit, même gigantesque, reste théorique puisqu’il n’a pas en général l’intention de quitter la ville et qu’il faut bien se loger. Mais cette idée qu’il caresse de façon passagère lui procure d’agréables sensations.

La valeur du mètre carré a toujours été au-dessus des moyens du commun des mortels, c’est-à-dire de tous ceux qui n’avaient pas de très gros salaires ou des parents aisés prêts à leur donner un coup de pouce. Au milieu des années 1970, son prix moyen équivalait à trois mois de smic. Fin 2012, les transactions réalisées sur tous les arrondissements parisiens le mettaient en moyenne à 8 400 euros, c’est-à-dire à quelque sept mois et demi de salaire minimum.