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Il aurait pu — et l’a fait à l’occasion — exercer son art sur le petit écran, où le salon a connu une seconde vie particulièrement glorieuse, notamment avec les émissions de Bernard Pivot, qui ont fait la loi sur la scène littéraire pendant un quart de siècle. La tendance à faire salon a toujours existé à la télévision française, car, dans un rayon d’un kilomètre autour des antiques studios de Cognacq-Jay, on trouvait sans difficulté des invités cultivés et bavards, prêts à discourir et à débattre jusqu’à extinction des feux sur tous les sujets de l’heure ou des vingt derniers siècles.

Avec Ouvrez les guillemets, Apostrophes, puis Bouillon de culture, Pivot avait spécifiquement recréé, à la fin du XXe siècle, le salon à dominante littéraire du début du même siècle. On y retrouvait tous les ingrédients de base : le souci des préséances qui consistait à installer le grand écrivain ou l’invité d’honneur à la droite de l’animateur ; le sens de la compétition qui conduisait, en fin d’émission, le public en studio et les téléspectateurs à débattre pour savoir qui avait remporté la bataille ; la glorieuse incertitude du débat, qui voyait parfois une personnalité prestigieuse s’autodétruire en direct devant les téléspectateurs, ou au contraire un auteur parfaitement inconnu, mais spirituel et surprenant, rafler la mise et devenir sur un coup de baguette magique un romancier à succès. Pendant quelque vingt-cinq ans, le vendredi soir à 21 h 30, un million et demi ou deux millions de Français — et tout ce que Paris comptait de gens cultivés — se sont plantés devant leur téléviseur pour suivre in vivo les péripéties de ce salon littéraire qui n’aurait pu exister dans aucun autre pays et qui prenait parfois l’allure d’un saloon de western où l’on tire à balles réelles. On vit ainsi Edmonde Charles-Roux, impressionnante de majesté et de mépris comme avaient pu l’être en leur temps Anne d’Autriche ou Catherine de Médicis, exécuter un essayiste qui avait osé critiquer la politique culturelle de Jack Lang : « Je vois que vous n’aimez pas vraiment les artistes », avait-elle laissé tomber sur un ton glacial. On vit également une célébrité intellectuelle italienne de l’époque, aujourd’hui bien oubliée, après sa disparition en 2007, Maria-Antonietta Macciocchi, coupable d’avoir écrit quelques années plus tôt De la Chine, le livre le plus monstrueusement complaisant sur la Chine de Mao et la révolution culturelle, se faire exécuter par un sinologue belge beaucoup moins connu, Simon Leys. Macciocchi était arrivée à l’émission en triomphatrice, forte de ses ventes en librairie. Elle avait paru d’une telle mauvaise foi face à Simon Leys que les ventes de son dernier livre — De la France — s’étaient instantanément arrêtées. Dans la foulée, elle-même avait définitivement disparu de la scène littéraire et intellectuelle.

Dans le salon de Bernard Pivot on jouait parfois sa gloire et sa carrière comme à une table de casino. Nulle part ailleurs en Europe on n’a jamais trouvé une émission littéraire capable d’aligner chaque semaine des débatteurs d’une telle virtuosité et de nous jouer un tel psychodrame. Tous les auteurs français — ou parisiens — ne sont pas des champions de la conversation mondaine. Mais beaucoup le sont, car c’est un sport national qui s’apprend dès le plus jeune âge dans les bonnes familles.

L’histoire se répète toujours deux fois, disait Marx en reprenant le mot de Hegel : une première sous forme de tragédie, la seconde sous forme de farce. Bernard Pivot finit par se retirer de la télévision, ce qui condamna inexorablement les émissions littéraires survivantes à émigrer au-delà de minuit, hors des eaux territoriales des grilles des programmes, ou sur des chaînes quelque peu confidentielles. Bien que sous une forme qui n’avait plus grand-chose de littéraire, un autre salon virtuel prit sa succession sur un mode mineur quelques années plus tard. Parmi les invités, il y avait davantage de vedettes des variétés, des médias ou de la politique que de vrais auteurs — mais toute personnalité parisienne un peu connue n’a-t-elle pas un jour signé au moins un livre ? Cela s’appelait 93, faubourg Saint-Honoré. Un titre déjà provocateur puisqu’il évoquait un quartier de Paris tellement chic et snob que pratiquement plus personne n’y habite sauf le président de la République, le ministre de l’Intérieur, trois originaux[86] et quelques étrangers richissimes. Le producteur et l’animateur de la soirée : nul autre que Thierry Ardisson qui poussait l’arrogance jusqu’à recevoir dans son propre appartement. Les invités étaient priés de manifester autant d’esprit que possible, d’aligner bons mots et récits bien enlevés, comme dans le film Ridicule dont on a déjà parlé.

Que Thierry Ardisson ait un côté insupportable et parfois vulgaire, personne ne le conteste. Qu’il soit brillant et intelligent, on ne le discute pas non plus. Mais — magie propre au microcosme parisien — cet ambitieux trop pressé est également cultivé. Lorsqu’il animait une émission culturelle quotidienne sur Paris Première — émission de grande qualité d’ailleurs —, on a pu le voir réaliser, entre autres, une interview d’une heure avec Alain Robbe-Grillet et une autre avec Edgar Morin : toutes deux étaient exceptionnelles. Thierry Ardisson, célèbre pour son Sucer est-ce tromper ? assené à un infortuné Michel Rocard soudain pris de court, a également un bagage intellectuel et littéraire non négligeable, ou en tout cas une intelligence particulière qui lui permet d’assimiler à une vitesse record ce qu’il faut savoir sur un philosophe ou un romancier illustres.

Dans ce fameux 93, faubourg Saint-Honoré, on eut donc droit davantage à des gens du showbiz et du cinéma qu’à de vieux lettrés. On constata surtout avec étonnement qu’autour de la table, même de simples journalistes, des chanteurs, des animateurs de télévision — plus rarement des hommes politiques, immanquablement raides et coincés — faisaient preuve d’une certaine culture et surtout de beaucoup de talent dans la conversation. Qui l’eût cru ? Installé tel soir à la place d’honneur, Michel Drucker — qui n’a jamais été un idiot, c’est entendu — prit la direction des opérations avec l’autorité souriante qu’on lui connaît, ne la quitta plus et montra à tout le monde qu’il pouvait alterner avec une parfaite dextérité la confidence un peu grave et l’anecdote légère, bref qu’il était un fin causeur. Le journaliste Roger Auque, ancien desperado de Beyrouth où il avait été retenu otage pendant dix-huit mois, fit preuve du même savoir-faire. L’émission de Thierry Ardisson, sans du tout atteindre bien sûr des sommets de célébrité et des taux d’audience comparables à Bouillon de culture, loin s’en faut — elle était diffusée sur Paris Première, une chaîne du câble —, était assez fidèlement suivie par un public mondain, couche-tard et cultivé qui se piquait de savoir ce qui se dit à Paris. L’émission dura de 2003 à 2007, avant d’être reprise sous diverses formes et avec de nouveaux animateurs. Ce n’était plus la même chose et l’esprit salon avait disparu. Mais on avait une fois de plus pendant quelques années fait la démonstration que Paris est la seule ville au monde capable de réunir à la demande une dizaine de beaux parleurs susceptibles de ressusciter un salon élégant et brillant comme aux plus belles heures du faubourg Saint-Germain. À Paris, on vous refait un salon à la demande, comme le notait Cioran en 1941 :

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Le brillant commissaire-priseur Maurice Rheims, alors, y disposait, à deux pas du cercle Interallié, d’un immense appartement où l’on était reçu par un maître d’hôtel philippin en uniforme. Une grande toile de Balthus et un portrait de Dora Maar par Picasso ornaient son bureau de travail. Il disposait d’une imposante terrasse transformée en jardin japonais.