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On se lance, dans les bistrots, des répliques de salon. Chacun sait se présenter, chacun sait quelque chose. (…) C’est parmi les Français que l’on trouve le moins d’imbéciles profonds, irrémédiables, éternels. Même la langue s’y oppose[87].

De ce point de vue on n’a rien inventé car, au XVe siècle déjà, François Villon, bien avant l’invention des salons, avait réglé la question une fois pour toutes : « Il n’est bon bec que de Paris », disait-il. Quelques siècles plus tard, les décors ont changé mais le fond est resté le même.

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Courtoisie et grossièreté

Il y a une vingtaine d’années, je me trouvais, pour une interview, dans une belle maison en bordure du bois de Vincennes, chez Alexandra Stewart. Née dans une famille anglophone de Montréal, elle était arrivée en 1958 à Paris d’où elle n’était plus jamais repartie. Cooptée par la bande de la Nouvelle Vague, elle avait joué dans des films de Pierre Kast, de Jacques Doniol-Valcroze et de plusieurs autres. Par la suite elle avait été la compagne de Louis Malle dont elle avait une fille. Elle n’avait peut-être pas connu une carrière de star, mais elle avait fréquenté tout le monde dans ce qui fut un nouvel âge d’or du cinéma français, à partir de la fin des années 1950.

On parle des uns et des autres, des personnages de l’époque. De Boris Vian, qui faisait partie de la bande : « Vian était d’une drôlerie irrésistible, se souvient-elle. Il était d’une méchanceté hallucinante ! » Pour elle, devenue avec les décennies la plus parisienne des Nord-Américaines, il s’agissait du compliment suprême.

En bord de Seine, ayez l’humour méchant, personne ne vous en tiendra rigueur, sauf peut-être ceux qui ont été victimes de vos brillants sarcasmes, et encore. La galerie applaudira vos bons mots, on insistera pour vous prêter de l’argent, on recherchera votre compagnie. Si l’on dit de quelqu’un c’est un vrai méchant, il faut l’entendre comme un compliment. Car s’il était un méchant banal et vulgaire, on dirait plutôt : c’est un sale con. La preuve : si l’on préfère dire lui c’est un méchant con, le choix de la formule comporte une nuance presque admirative, suggérant que la connerie du susdit dépasse les normes habituelles et atteint des proportions épiques. Être méchant à Paris signifie avoir du caractère, savoir ce qu’on veut, ne pas s’embarrasser de scrupules inutiles. À l’inverse, si l’on dit de vous il est gentil ou c’est un gentil garçon, vous avez du souci à vous faire. Cela veut dire qu’on vous prend à tout le moins pour un naïf, voire pour un benêt ou un idiot. Le gentil ne sait jamais rien, même pas qu’il est cocu, le méchant est malin, au courant de tout ce qui se passe d’important dans les arrondissements qui comptent. Les Parisiennes fantasment volontiers — un peu à la blague — à propos du grand méchant loup. Le méchant a bonne presse. Surtout s’il est drôle, ce qui est souvent le cas.

Il arrive que la France plébiscite les gentils et les bons apôtres. C’est même très courant dans les sondages sur les personnalités préférées des Français qu’on a déjà évoqués. Hier l’abbé Pierre arrivait invariablement en tête du palmarès. Aujourd’hui on porte aux nues le chanteur Jean-Jacques Goldman qui lui-même a pris la place de Yannick Noah et, avant lui, de Zinedine Zidane. Cet engouement obstiné pour les braves gars qui donnent l’impression d’aimer tout le monde vous a évidemment quelque chose de suspect, comme si les Français avaient à se faire pardonner des pensées qui n’ont rien de gentil. À la télévision, le grand public plébiscite Patrick Sébastien, brave géant corrézien qui rêve de faire le bonheur de ses contemporains, Jean-Pierre Foucault, le Marseillais qui a le cœur sur la main, ou Michel Drucker, qui n’a jamais été désagréable avec personne face aux caméras et a réussi à conserver une image de candeur héritée, probablement, de sa Normandie natale. Le Tout-Paris leur rendra toujours hommage, ne serait-ce que parce qu’ils sont puissants et célèbres. Mais ni Drucker ni Sébastien, ni les autres champions des concours de popularité, ne sont de vrais Parisiens : la société parisienne admirera leur longévité et l’importance de leur compte bancaire, mais jamais ne les considérera comme faisant vraiment partie de la bande. D’ailleurs si c’était le cas ou s’ils étaient identifiés comme tels, jamais ils n’auraient connu une telle faveur publique auprès de la France profonde ou fait une telle carrière à la télé. La personnalité parisienne ou considérée comme telle bat rarement des records de popularité.

Serge Gainsbourg campait, à l’inverse, un Parisien typique, brillant, cultivé, cynique, autodestructeur, capable de belles méchancetés : ses fidèles et son fan-club lui pardonnaient allégrement ses écarts de conduite et de langage, mais la France des provinces ne l’aurait jamais mis à la place de l’abbé Pierre sur le podium. Gainsbourg n’avait certainement rien d’un gentil. Pour échapper à cette dichotomie infernale il faut s’appeler Jamel Debbouze. Celui qui a réussi ce tour de force de devenir une indéniable vedette parisienne adoubée par Canal + sans tomber dans le registre méchant. Mais, méchant il l’avait déjà été ou du moins avait eu la réputation de l’être : venant de la banlieue pure et dure, il pouvait passer à ses débuts pour un mauvais garçon. Dans ces conditions, une vedette adulée par les foules peut se permettre la gentillesse et ne pas être considérée comme ringarde. Mais nous sommes là devant une exception qui confirme la règle : à Paris, ayez l’air méchant (ou cynique ou simplement enragé) et Dieu vous le rendra.

Au mois de juin dernier, un jeune conteur québécois inclassable et talentueux qui se préparait à entamer quatre semaines de spectacle au théâtre de l’Atelier, Fred Pellerin, était invité à l’émission de Laurent Ruquier On n’est pas couché. Ce qui lui donna l’occasion d’assister à un spectacle totalement inédit pour lui. Parmi les invités figurait Jean-Pierre Mocky, cinéaste à la veille de ses quatre-vingts ans, lui aussi inclassable. Anarchiste, provocateur, capable de la grossièreté la plus totale, il a réalisé un nombre incalculable de films, dont quelques-uns remarquables et beaucoup bâclés. Il a connu plusieurs grands succès d’audience et encore davantage de bides. Mocky a ou a eu beaucoup de talent ; plusieurs des plus grands comédiens, Francis Blanche, Bourvil, Michel Serrault, Jeanne Moreau, ont joué pour lui presque gratuitement.

Ce soir-là, Mocky venait présenter son plus récent opus, un film tourné en quelques jours dans un décor unique avec sa bande de copains comédiens, dont Michael Lonsdale et Bernadette Lafont. À peine les deux chroniqueurs attitrés de l’émission avaient-ils esquissé le projet d’émettre quelques réserves — bien légitimes — sur ce nouveau film, que le réalisateur, bien calé dans son fauteuil, déclenchait un tir d’artillerie nourri de boules puantes. Aymeric Caron fut traité de « vermisseau », Natacha Polony de « semi-vieille peau ». La canonnade avait duré quinze bonnes minutes, Mocky ayant vite tendance à hausser le ton et le niveau des insultes. Fred Pellerin, qui a déjà une allure de lutin débonnaire avec ses lunettes à la Harry Potter, était estomaqué par ce qu’il voyait et entendait : « Je n’ai jamais vu une telle violence verbale de ma vie, ni à la télévision québécoise ni à la télévision américaine. Il arrive en Amérique du Nord que les gens s’envoient quelques vacheries, mais se tirer comme ça au canon, c’est impensable ! »

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E. Cioran, De la France, Éditions de l’Herne, 2009. Ce court texte, le dernier que Cioran ait écrit en roumain, date de 1941.