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Selon le journaliste-écrivain Philippe Labro, cette capacité à agresser l’interlocuteur fait partie des mystères de la personnalité du Parisien que l’observateur étranger a du mal à comprendre : « Comment [les Parisiens] sont-ils autant capables de grossièreté que de courtoisie ? » écrit-il dans sa préface au livre de l’ancien correspondant du New Yorker[88]. C’est-à-dire : vous avez un interlocuteur parfaitement stylé, et même guindé ou déférent, rompu aux formules protocolaires et à l’imparfait du subjonctif et qui, soudain, si la discussion tourne au vinaigre, est capable d’une spectaculaire grossièreté dans le vocabulaire. Des journalistes politiques bien informés, qui suivaient de près les affaires de l’Élysée et de Matignon, prenaient plaisir à noter les saillies ordurières de certains grands qui gouvernent la France. Dominique de Villepin, grand féru d’histoire, de littérature et de poésie, et qui donnait si naturellement dans le genre noble, avait acquis une formidable réputation à ce chapitre — mais un gentilhomme français bien né, dans ce pays où les fils de famille étaient tenus d’avoir la fibre militaire, n’a-t-il pas toujours été également formé au langage des casernes ? Dominique Galouzeau de Villepin avait donc une disposition bien connue pour les gros mots, et les insultes truculentes parfois dignes d’un Jean-Marie Bigard. On a pu le constater dans ce film très drôle réalisé en 2011 par Xavier Durringer, La Conquête, sur un scénario brillant et documenté de Patrick Rotman. Des comédiens qui finissaient par ressembler comme deux gouttes d’eau à Nicolas Sarkozy (Denis Podalydès), Dominique de Villepin (Samuel Labarthe) et Jacques Chirac (Bernard Le Coq) s’échangeaient, en direct ou par personne interposée, des « amabilités » d’une vulgarité ahurissante. Tous les observateurs qualifiés de la scène politique se sont empressés de certifier la version langagière proposée par le scénariste, qui affirmait d’ailleurs n’avoir rien inventé.

Winston Churchill, au rayon de la férocité, avait eu à la Chambre des communes cet échange nettement plus spirituel avec une célèbre députée travailliste : « Monsieur, disait cette dernière, si vous étiez mon mari, je verserais de l’arsenic dans votre thé ! — Madame ! répondit-il, si j’étais votre mari, je le boirais ! » Son ennemi de toujours, George Bernard Shaw lui ayant envoyé deux invitations pour la première de sa pièce en précisant : « Vous pourrez y amener un ami, si vous en avez encore », Churchill lui répondit : « Je ne pourrai pas y aller le soir de la première, mais j’irai volontiers à la seconde représentation, s’il y en a une. » C’est un lieu commun déjà ancien : l’humour britannique est souvent fondé sur l’absurde et l’ironie, tandis que l’humour français fait dans l’agressivité, l’attaque ad hominem et la démolition. Tant de formules élégantes de politesse, tant de galanterie, pour basculer sans crier gare dans le langage ordurier. Ce trait de caractère relève peut-être de l’habituelle schizophrénie française — ou parisienne car elle s’exacerbe dans les lieux proches du pouvoir — qui consiste à alterner servilité et courtisanerie avec un déferlement d’insultes s’apparentant à une crise aiguë chez un malade atteint du syndrome de Gilles de La Tourette.

Les Parisiens seraient-ils particulièrement enclins à verser dans les gros mots et l’humour vengeur justement parce qu’ils ont été dressés à pratiquer la politesse le plus subtile et raffinée de toute l’Europe ? Entre Parisiens du meilleur monde, tout se passe comme si, ayant respecté à la lettre pendant trois heures les codes les plus complexes des bonnes manières, soudain on n’en pouvait plus et explosait à force de s’être trop longtemps retenu.

Les Nord-Américains et bien d’autres étrangers, notamment d’Europe du Nord, croient volontiers que tous les Français parlent comme Dominique de Villepin — mais le Villepin du célèbre discours si noblement tourné devant le Conseil de sécurité en février 2003, pas celui qui déclare à ses conseillers : « La France est comme une femme, il faut la prendre par le bassin ! » Pour un peu, ils croiraient que beaucoup de Parisiens conversent en alexandrins, qu’ils se font des amabilités et des ronds de jambe à longueur de journée, qu’ils ressemblent presque tous, on l’a déjà dit, à Jean-Pierre Léaud ou Bernard-Henri Lévy, qu’ils ont la conversation élégante d’un Jean d’Ormesson et que la vie parisienne ressemble à un film d’Éric Rohmer. À l’unisson avec Cioran, ils diraient volontiers que ces Parisiens « préfèrent un mensonge bien dit à une vérité mal formulée[89] », et qu’ils sont les maîtres incontestés de la subtilité. Jamais ils ne soupçonneraient l’existence des Patrick Sébastien et autres Jean-Marie Bigard.

Ces étrangers, généralement admirateurs de la France, de son mode de vie et de sa culture, n’ont pas eu l’occasion de regarder les chaînes de télé aux heures de grande écoute, d’entendre les humoristes les plus populaires. Ou d’assister en direct à des séances de questions à l’Assemblée nationale et de voir voler les quolibets — notamment sexistes — que le Journal officiel se garde bien de noter car ils sont proférés hors micro. Entend-on encore des « À poil ! » ou autres amabilités pour saluer la montée d’une femme à la tribune ? Il est possible que les députés soient devenus plus prudents ces dernières années avec la généralisation des téléphones portables et autres engins électroniques omniprésents capables d’enregistrer vos moindres écarts de conduite. En tout cas, on entendait il y a quelques années encore des propos graveleux qui, dans la plupart des autres pays occidentaux, auraient valu quelques ennuis à leurs auteurs, ce qui faisait indéniablement du Parlement français une étonnante « exception culturelle ». Rassurons-nous pourtant : quand on entendit une bande de mâles surexcités scander « Baisse ton slip, salope ! » pour saluer le passage de Dominique Voynet, alors ministre de l’Environnement du gouvernement Jospin, ce n’était pas à l’Assemblée nationale, mais au Salon de l’Agriculture en 1998, où de braves militants syndicalistes de la FNSEA entendaient faire connaître leur hostilité aux politiques écologistes.

Ce genre de propos, s’il est parfois relevé dans les reportages ou dans des livres consacrés à la vie politique, ne choque pas vraiment la majorité de la population. Certains désapprouvent, bien entendu, mais la plupart des gens trouvent la chose à peu près normale. Car la brutalité semble faire partie intégrante de la parole publique. À la télévision, chacun modère son langage aux heures creuses de l’après-midi, où l’audience est majoritairement composée de gens âgés, et pendant le prime time, qui doit fédérer les familles. Mais, en fin de soirée, l’atmosphère devient nettement plus « parisienne » et chacun a le droit de se déchaîner.

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88

Adam Gopnik, op. cit.

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89

E. Cioran, op. cit.