C’est le cas depuis que le contrôle gouvernemental sur la télévision a pour l’essentiel disparu, au début des années 1980 : la droite venait d’être battue après vingt-trois ans de règne ininterrompu et la gauche était, peut-être à son corps défendant, prisonnière de ses promesses de libéralisation des ondes. Par ailleurs on savait que l’éclatement du PAF était inéluctable et que la multiplication à l’infini des stations de radio et des chaînes de télé rendrait bientôt illusoire toute tentative de censure par le pouvoir politique.
La vieille télévision publique, jusque-là si respectueuse des bonnes manières et si obséquieuse vis-à-vis de tous les pouvoirs, venait de sauter comme une marmite sous pression. Il en sortit Michel Polac et sa célèbre émission Droit de réponse, où diverses personnalités de préférence agitées étaient conviées tous les samedis soir pour deux heures à une foire d’empoigne : Gainsbourg ou Coluche y firent leurs numéros de provoc, il y eut des débuts d’échauffourée, Siné exécutait ses dessins iconoclastes en direct. Le milliardaire « rouge » Jean-Baptiste Doumeng, en plein état de siège en Pologne, se permit d’injurier copieusement un représentant de Solidarnosc, arguant du fait que « les Polonais sont les Mongoliens de l’Europe ». Le magnat de la presse de droite Robert Hersant, qui était alors considéré comme le diable par la gauche, s’invita tel un boxeur solitaire au milieu d’une phalange d’ennemis jurés et leur donna la réplique sur un ton plus que musclé. Jusque-là, l’agressivité avait été l’apanage de Georges Marchais, le chef du Parti communiste, qui roulait des mécaniques et avait dit un jour négligemment au directeur de L’Express de l’époque : « Oh, vous, Revel, tout le monde sait que vous êtes une canaille. » Entre autres amabilités. Mais Georges Marchais était un cas d’espèce, un personnage de matamore qu’on tenait pour folklorique et amusant, une fantaisie dans un paysage aussi ordonné qu’un jardin à la française.
Lorsqu’on souleva le couvercle de la marmite, on découvrit que l’humour et la politique pouvaient devenir aussi violents sur le petit écran qu’ils l’avaient été depuis longtemps à Paris, notamment dans des pamphlets anonymes, au temps de la Fronde contre Mazarin et Anne d’Autriche, ou dans les dernières années de l’Ancien Régime contre Marie-Antoinette, qui était accusée de toutes les dépravations. Comme chacun sait, les Français sont à la fois monarchistes et régicides : leur penchant pour les régimes autoritaires se combine de tendances régicides récurrentes, à moins que ce ne soit à l’inverse l’autoritarisme en vigueur qui les encourage à signer des proclamations sanguinaires et à monter pour un oui ou pour un non sur les barricades armés de mousquetons.
La Ve République instituée par de Gaulle — dans des circonstances certes dramatiques — était particulièrement autoritaire. Ce n’est pas un hasard si elle produisit Mai 68. Accessoirement, on avait vu apparaître dès 1960 le mensuel Hara Kiri, un journal qui s’autoproclamait « bête et méchant » et dont la férocité et le mauvais esprit — inconnus dans la plupart des pays comparables — étaient d’autant plus incongrus que la France à la même époque interdisait la contraception et de grands classiques de la littérature, censurait la télé et parfois faisait saisir des journaux. Sauf erreur, Hara Kiri (mensuel) ne fut saisi qu’à deux reprises, en 1961 et 1966, sans doute parce que, malgré les horreurs qu’il débitait, ou à cause de leur extravagance même, il se plaçait en dehors du champ politique. En revanche, lorsque fut créé par la même équipe Hara Kiri Hebdo qui, lui, était directement en prise sur l’actualité, le pouvoir y regarda de plus près. Lorsque la bande du professeur Choron et de Cavanna salua la mort du général de Gaulle par la fameuse couverture « Bal tragique à Colombey : un mort », le journal ne fut pas saisi mais définitivement interdit. Qu’à cela ne tienne : il fut aussitôt remplacé par Charlie Hebdo, qui était sa copie conforme, un clone. Lorsque Georges Pompidou mourut à son tour, en avril 1974, Charlie Hebdo récidiva et publia à la une cette effroyable caricature de Pompidou, mégot pendouillant, visage bouffi barré d’une énorme croix rouge : PLUS JAMAIS ÇA ! La moitié du journal était consacrée à l’événement, et on n’épargna au lecteur aucun détail scabreux. Des gens — même à gauche — protestèrent contre le mauvais goût de l’incontrôlable Charlie, mais le journal ne fut ni saisi ni interdit. Mai 68 était passé par là, et Actuel, qui connaissait un immense succès, faisait depuis 1971 l’éloge de la contre-culture et du cannabis. Charlie Hebdo, considéré comme un journal satirique, avait le droit d’imprimer toutes les horreurs. Cela n’avait pas une telle importance puisque les grands quotidiens « nationaux » restaient dans l’institutionnel. Quant à la télévision, n’en parlons pas : malgré une réelle libéralisation accordée par le Premier ministre Chaban-Delmas, la tonalité restait bien respectueuse. On ne cherchait pas des poux dans la tête des puissants de la République, c’est le moins qu’on puisse dire : on se contentait de commenter savamment les communiqués et les déclarations des grands partis politiques.
Le premier signe de changement fut l’apparition du Bébête show, sur TF1, en octobre 1982. On y pratiquait un humour corrosif à la grand-papa, tel celui pratiqué depuis des décennies par les chansonniers du Caveau de la République. Mais pour la première fois à la télévision le monde politique était désacralisé et tous les leaders ridiculisés. Cependant on n’avait encore rien vu, car la création des Guignols de l’info, sur Canal +, à la fin du mois d’août de 1988, donna un grand coup de vieux à la satire politique façon Jean Amadou et Jean Roucas. Désormais, tous les soirs devant deux millions de téléspectateurs, les grandes figures de la politique furent passées à la moulinette — avec énormément de talent et de drôlerie, il faut le dire. L’émission fut un événement télévisuel, et les marionnettes des Guignols devinrent parfois plus célèbres ou en tout cas plus réelles que leur modèle d’origine. Beaucoup d’observateurs estimaient que la remontée spectaculaire de Jacques Chirac, à la présidentielle de 1995, devait beaucoup à son personnage de caricature, qui le faisait paraître sympathique face au traître Sarkozy et au faux ami de trente ans Édouard Balladur. Cependant, comme le dénonçaient plusieurs hommes publics, dont Michel Rocard ou François Léotard, les Guignols de l’info constituaient une véritable entreprise de démolition de la vie politique. Ses acteurs se divisaient obligatoirement en deux catégories : d’un côté les naïfs, les benêts, les demeurés (Rocard, Bayrou, Léotard, Hollande, Ayrault, etc.), de l’autre les intrigants, les arrivistes, les rapaces (Sarkozy, Chirac super-menteur, Jean-François Copé). C’était, et cela reste encore aujourd’hui, l’esprit Charlie Hebdo, mais désormais appliqué jour après jour au monde politique, avec la puissance de feu d’une émission quotidienne diffusée à l’heure du journal télévisé sur la chaîne de télé la plus à la mode qui soit. Comme le dit volontiers Alain Finkielkraut — en s’étranglant parfois d’indignation —, le triomphe des Guignols, c’est « la dérision installée au pouvoir ».
En quoi il n’a sans doute pas complètement tort : pour toute une génération de moins de quarante ans nourrie à cette émission, la classe politique française ne peut plus être composée que de clowns ou de salauds. Il n’est pas certain que ce culte de la dérision suffise à expliquer à la fois le pessimisme profond des Français face à leur avenir, et le discrédit qui accable tous les dirigeants du pays, mais cela contribue sans doute au désenchantement. Sur Canal +, aux Guignols on a rajouté depuis peu le Petit Journal, qui s’applique chaque jour à tourner également en ridicule les faits et gestes des puissants, quoi qu’ils fassent et quoi qu’ils disent. Même une radio de qualité comme France Inter, qui n’a certes aucune obligation à être « la voix de la France » mais possède une réputation de sérieux et de crédibilité à défendre, avait installé en 2010 à la place d’honneur de sa tranche matinale Stéphane Guillon, un humoriste talentueux, mais un peu répétitif dans la méchanceté. Comme s’il fallait aujourd’hui toujours davantage forcer la dose dans le registre de la dérision pour avoir une chance de se faire entendre.