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Au milieu des années 1970, Guy Bedos était l’incarnation même de l’humour assassin, puis Coluche donna l’impression de l’avoir doublé dans le genre transgressif. Aujourd’hui les sketchs de Coluche paraissent presque gentils et inoffensifs, et les revues de presse de Bedos anodines. Pendant une saison entière, Stéphane Guillon, qui officiait juste avant le journal de huit heures du matin, et vingt minutes à peine avant l’apparition de l’invité de France Inter, se livrait plus souvent qu’à son tour à une démolition en règle de la personnalité en question, attaquée parfois sur sa vie personnelle, voire sur son physique. La socialiste Martine Aubry fut traitée de « pot à tabac » entre autres amabilités. L’ironie de l’histoire, c’est que la carrière radiophonique de Stéphane Guillon se termina sur un conflit fracassant avec le nouveau directeur de la station, Philippe Val, qui n’était autre que le refondateur et ancien patron d’un Charlie Hebdo deuxième manière, certes devenu au fil du temps beaucoup plus modéré et poli que le modèle d’origine. L’humour « bête et méchant », acceptable dans une publication officiellement affichée comme satirique, devenait franchement embarrassant en pleine tranche matinale d’information : quelle que soit l’opinion qu’on ait sur tel ou tel personnage public, comment celui-ci pourrait-il répondre à des questions sérieuses après avoir été ridiculisé vingt minutes plus tôt ? France Inter a donc retiré Guillon de l’antenne, et l’a remplacé par des humoristes, d’ailleurs tout aussi talentueux — Stéphane Blakowski, Nicole Ferroni ou François Morel entre autres —, mais davantage portés sur la fantaisie ou l’absurde que sur le massacre à la tronçonneuse. Les humoristes de ce genre — qui travaillent dans la légèreté — existent donc, même à Paris. Mais il faut convenir que ce sont les démolisseurs qui tiennent le haut du pavé et donnent le ton, à un degré qu’on ne retrouve dans aucune autre grande capitale, où cet humour dévastateur, quand il existe, se pratique dans l’anonymat, dans des cercles privés ou dans des publications marginales.

À Paris, il s’agit d’une tradition déjà ancienne, qui va et vient, disparaît et réapparaît au gré des saisons, mais ne meurt jamais vraiment. André Breton, « pape » du surréalisme, ne fut peut-être pas la plus grande vedette de son époque, mais il fut une figure majeure de la vie culturelle pendant plusieurs décennies, notamment dans les années 1920 et 1930. Il était le chef de la bande et donnait le ton. Or la (petite) histoire du surréalisme est jalonnée de polémiques furieuses, d’échanges d’insultes et parfois de bagarres. Vers la fin des années 1920, on voit Breton, flanqué de Paul Éluard, d’Aragon, de René Char et de quelques autres, venir perturber une pièce de Jean Cocteau, la tête de Turc des surréalistes. Un autre jour, sous un prétexte futile, ils envahissent le bureau des Nouvelles littéraires et balancent tout le matériel par les fenêtres. Un peu plus tard, ils organisent une expédition punitive contre un nouveau cabaret de Montparnasse qui a eu l’audace de se baptiser Maldoror, salissant ainsi la mémoire de Lautréamont, l’idole du groupe. L’opération tourne à la bataille rangée, René Char reçoit un coup de couteau dans la cuisse, et tout le monde finit au commissariat. André Breton n’est pas non plus avare d’insultes. Entre mille exemples, à la suite d’un article paru dans la NRF qui lui a déplu, l’irascible poète écrit le 5 octobre 1927 à Jean Paulhan :

Enfin tu vas te les faire prochainement rouler dans la farine. Pourriture, vache, enculé d’espèce française. Mouchard, con, surtout con, vieille merde coiffée d’un bidet et mouchée d’un grand coup de bite.

De fortes paroles qu’en son temps le professeur Choron aurait pu signer. Breton n’était pas toujours aussi ordurier. Même dans les dernières années de sa vie, il continuait pourtant de poursuivre Cocteau d’une haine tenace et déclarait, en 1959, dans une interview au Figaro : « Le contenu de sa versification, sans qu’il soit besoin de recourir à la psychanalyse (sic  !), se ramène aux propositions qu’on lit dans les urinoirs. » Breton, dont l’influence avait peu à peu décliné dans les années de l’après-guerre, disparut en 1966. Mais Guy Debord et son Internationale situationniste avaient pris le relais dès 1958. Dans des échanges de lettres entre Gallimard et le groupe situationniste, le vieux Gaston Gallimard est traité de « raclure de bidet ». Pour des raisons pas toujours très claires, la société littéraire parisienne a toujours eu un penchant pour les échanges musclés et les tombereaux d’injures.

On ne va pas refaire l’histoire. Mais en remontant en arrière de quelques siècles, on trouve les célèbres Historiettes de Tallemant des Réaux, écrites à partir du milieu des années 1650. Tallemant était issu d’une famille de riches banquiers protestants et se voyait une vocation de poète. À Paris, il avait fréquenté les milieux littéraires, le futur cardinal de Retz, La Fontaine à ses débuts. Il avait connu la toute fin du salon de la marquise de Rambouillet, qui resta une amie proche et, semble-t-il, l’encouragea à poursuivre la rédaction de ses Historiettes. Où l’on pouvait lire des passages plutôt étonnants sur de célèbres personnages historiques. S’agissant de Louis XIII, dont il évoque la liaison homosexuelle qu’il aurait eue avec Cinq-Mars, il décrit également au passage la passion du roi pour son valet de chambre, un certain Barradas :

Il aima Barradas violemment ; on l’accusait de faire cent ordures avec lui, il était plutôt bien fait.

À propos d’une grande dame de l’époque, la duchesse de Rohan, fille du ministre Sully et épouse d’un chef du parti protestant, il conte l’anecdote suivante :

Mme de Rohan, un soir qu’elle revenait du bal, rencontra des voleurs ; aussitôt elle mit la main à ses perles. Un de ces galants hommes, pour lui faire lâcher prise, la voulut prendre par l’endroit que d’ordinaire les femmes défendent le plus soigneusement, mais il avait affaire à une maîtresse mouche : « Pour cela, lui dit-elle, vous ne l’emportez pas, mais vous emporteriez mes perles. »

Cette Marguerite de Rohan, dont Tallemant nous dit qu’elle eut une vie sentimentale bien remplie, avait également des mœurs plutôt modernes :

Mme de Rohan a eu toujours la vision de se faire battre par ses galants ; on dit qu’elle aimait cela, et on tombe d’accord que MM. De Candalle et Miossens l’ont battue plus d’une fois.

Le manuscrit de Tallemant, dont l’édition actuelle compte plus de deux mille cinq cents pages dans la Pléiade, fut oublié par sa veuve dans la bibliothèque familiale. Il passa de main en main avant de refaire surface dans les années 1820, mais comme personne ne pouvait admettre l’authenticité du document (on croyait à un faux de fabrication récente), il se vendit vingt francs dans des enchères. Finalement publiée en 1834, l’œuvre de Tallemant des Réaux provoqua beaucoup plus de scandale que les Mémoires de Retz en 1717 ou Les Liaisons dangereuses en mars 1782. Il est vrai que les années 1830 — et le XIXe siècle en général — étaient marquées par une forte poussée de puritanisme bourgeois que ne connaissaient ni la Régence ni les dernières années de l’Ancien Régime. Tallemant des Réaux réussit donc à choquer par des écrits licencieux vieux de deux siècles. Il fut un précurseur. À Paris, le mauvais esprit n’a pas été inventé par Hara Kiri. Le professeur Choron avait des ancêtres.