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Système de la mode
À Paris, le code de comportement est à peu près aussi rigide et complexe que le système des idéogrammes chinois. On est forcé d’en mémoriser un à un les innombrables éléments, car il n’y a pas de logique d’ensemble. On n’a pas droit à l’erreur : la moindre faute de tonalité ou de gestuelle provoque l’hilarité ou la consternation chez vos interlocuteurs. Plus grave : il faut se tenir constamment à l’affût, car ce qui était encore furieusement tendance en décembre 2011 ne l’est plus forcément au mois de mars 2013. Et ce qui est chic dans le 7e arrondissement ne l’est pas nécessairement dans le 5e, sans parler du 16e qui est une autre planète. Cela vaut pour quelques gloires saisonnières de la littérature, les restaurants à la mode, les styles vestimentaires et certains couturiers.
Un beau matin — était-ce en 2011 ? en 2010 ? —, on constata dans les rues de Paris que le pantalon pattes d’éléphant était de retour, et que chacune devait se conformer au nouveau diktat dans les deux jours sous peine de passer pour une ringarde. Au moment où j’écris ces lignes, il n’est pas impossible que le patt’ d’eph’ qui était ressorti de son tombeau soit de nouveau mort et enterré sans qu’on m’en ait informé, ou qu’il soit redevenu synonyme de mauvais goût. De la même manière, il est très bien vu depuis peu dans la capitale de porter aux nues Stromae, un jeune auteur-compositeur-interprète belge d’origine rwandaise, qui vient de faire son apparition dans les cours de récréation et sur les radios musicales. Le quinquagénaire qui se veut branché se sera fait remarquer en lâchant dans la conversation ce nom encore peu connu. Six mois plus tard, aujourd’hui donc, le même Stromae sera devenu synonyme de banalité car tout le monde le connaît déjà. Encore un an de plus et si vous avez le malheur de prononcer son nom — le jeune homme ayant disparu des ondes — vous serez certainement considéré comme un vrai blaireau qui tente de se faire passer pour un djeun’ mais qui n’est au courant de rien.
À l’automne de 2011, un ami représentant la cohorte bien connue des parents d’élèves — et donc informé par son fils adolescent — me brossait le tableau des nouvelles dénominations de tribus dans les cours de récréation : il y avait entre autres les bolos et les nolife. Certains prétendent que le terme bolos a été inventé au début des années 2000 dans les environs de Créteil, en tout cas dans le Val-de-Marne : le terme venait peut-être d’une banale inversion de lobos, apocope de l’adjectif lobotomisés. D’autres soutenaient qu’il s’agissait au départ de la mise bout à bout de deux abréviations, bo pour bourgeois et los pour lopette, le bolos se signalant par sa propension à accepter sans discuter les prix exorbitants réclamés par les dealers, voire à se faire racketter sans résistance. Le personnage du nolife, pour sa part, serait né sur Internet et désigne ces adolescents généralement myopes qui passent leur vie devant leur écran d’ordinateur sans jamais réussir à communiquer avec leurs condisciples. Notons que, dans ces deux cas, le terme à la mode est né en proche banlieue parisienne, ou sur le Net, c’est-à-dire nulle part, mais qu’il ne devient officiellement une expression courante et branchée que lorsqu’il est validé par Paris, et notamment par les médias nationaux qui font autorité, comme France 2, France Inter, Libération, etc.[90]. Il y a cinq ou huit ans, je ne sais plus, à la faveur d’une insomnie matinale, j’ai pour la première fois entendu, au hasard d’une chronique sur le cinéma : On le connaît notre Jean Reno, costaud de chez costaud… Même certains amis particulièrement aux aguets n’avaient jamais non plus entendu cette nouvelle tournure. Une semaine plus tard, dans une interview téléphonique, un distributeur de films me glisse : Attention, ce que je vous dis, c’est off de chez off. J’en ai conclu qu’une nouvelle expression venait de faire son apparition. Il n’est pas impossible qu’elle soit déjà en fin de vie aujourd’hui.
La scène se passe il y a de cela des années chez Lipp. Nous sommes trois. C’est le soir. On nous a installés à l’étage. Je connais la règle d’or qu’on a déjà évoquée : chez Lipp, il faut refuser d’aller à l’étage, car c’est au rez-de-chaussée que les choses se passent. J’en ai fait l’expérience depuis longtemps. À peine débarqué à Paris, j’étais allé voir l’éminent journaliste Claude Bourdet — ancien grand résistant, cofondateur de France-Observateur. Il m’avait reçu avec beaucoup d’amitié et m’avait invité à déjeuner dans la célèbre brasserie. Au rez-de-chaussée, bien entendu, et côte à côte. Bourdet m’avait présenté à un élégant jeune homme, « l’un des plus brillants journalistes de Paris ». Il s’agissait de Philippe Tesson, alors directeur de Combat sur les ruines duquel il allait fonder Le Quotidien de Paris. Un mois plus tard, je me retrouvais à nouveau chez Lipp, cette fois avec Henri Charrière, plus connu sous le nom de Papillon, après une interview pour son livre Banco. Charrière avait l’air d’y venir plusieurs fois par semaine. Il connaissait tout le monde ou presque. On venait le saluer. Il présentait sa jeune attachée de presse en précisant : « C’est Élisabeth. Oui, la fille de Me Lombard. » J’ignorais à l’époque l’existence de l’avocat marseillais et sa notoriété, mais les interlocuteurs de Papillon semblaient impressionnés. Plus tard, vers la fin du repas, un très grand jeune homme au crâne chauve, élégamment habillé et l’air timide, vint le saluer à son tour. « Tu vois, petit, me dit Charrière, c’est un homme à qui on voulait couper le cou. » Il s’agissait de François Marcantoni, ex-truand, impliqué dans la fameuse affaire Marcovic, du nom du garde du corps d’Alain Delon assassiné puis abandonné sur une décharge publique. Chez Lipp, il y avait une clientèle des plus diverses, et beaucoup de vedettes de l’actualité. C’est là qu’avait commencé l’affaire Ben Barka en 1963. Georges Pompidou et Michel Debré s’y étaient publiquement réconciliés devant une choucroute. François Mitterrand, on l’a dit, venait régulièrement savourer ses harengs à la Bismarck. Le romancier Jacques Laurent était un autre fidèle : il avait sa table attitrée, faisait semblant de manger tout en continuant à siroter son whisky et à fumer sa cigarette. Plus tard, Bernard Pivot prit l’habitude de venir souper avec son équipe le vendredi soir après Apostrophes.
Aucun autre lieu public n’a jamais joui d’une telle importance stratégique dans la société parisienne. Sartre et Beauvoir pouvaient certes fréquenter le Balzar ou La Coupole, André Malraux adorait Lasserre et Jean Cocteau avait son rond de serviette au Grand Véfour. La droite politique, le showbiz et le monde de la télévision ont toujours choyé le Fouquet’s. Mais jamais aucun restaurant ou bistrot n’a fédéré autant de puissants de la politique, de l’édition, des médias ou du cinéma avec une telle constance et sur une aussi longue période. Rien d’étonnant à ce que, dans cet espace réduit où le rez-de-chaussée se terminait en wagon de métro, les questions de préséance aient pu prendre une telle importance. Une table de plain-pied permettait de voir et d’être vu. Mais il valait mieux également se trouver dans la première partie de la salle que dans la seconde. Quand j’étais venu avec Claude Bourdet, on lui avait donné une table bien située. Philippe Tesson était logé à la même enseigne. Quand je suis revenu avec Charrière, l’emplacement était encore plus flatteur : à l’écart du passage, proche de la vitrine et avec vue imprenable sur la salle. Je ne sais pas si de célèbres habitués auraient accepté d’être placés au fond de la salle ou si la chose était envisageable. Il n’était pas question de se retrouver à l’étage.
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Une expression marseillaise peut fort bien devenir à la mode et passer dans le langage courant, mais parce qu’elle a été adoptée par Paris. Dans le cas contraire, elle restera une expression marseillaise. C’est-à-dire régionale.