C’était donc mon cas ce soir-là. Quand un client non répertorié de longue date arrivait chez Lipp vers vingt-deux heures, la réponse était invariable : Il y a de la place mais à l’étage. Pour ma part, étant claustrophobe, j’aimais beaucoup mieux La Coupole et le Balzar et, tant qu’à être chez Lipp, je préférais la salle à l’étage où il y a plus d’espace, même si je connaissais le vieux précepte d’airain. Et voilà que, ce soir de semaine, je voyais sur la banquette voisine un auteur plutôt renommé — ni dandy ni célèbre — qui avait publié un an plus tôt un ouvrage instructif et amusant sur les mœurs germanopratines : chez Lipp, ne jamais accepter d’aller à l’étage ! avait-il écrit en lettres de feu. Et maintenant il s’y était retrouvé, alors que sans doute il espérait impressionner favorablement son accompagnatrice du moment. La honte ! Il avait la mine déconfite de celui qui se dit : ça y est, tout le monde se souvient de ce que j’ai écrit et est témoin de l’humiliation publique que je suis en train de subir. C’est à ces petits détails qu’on distingue une soirée enchanteresse d’un mauvais rêve. Si l’opinion qui fait la mode à Paris avait un jour décidé que chez M. Roger Cazes, fils de Marcellin Cazes qui avait repris l’établissement alsacien en 1920, on est bien mieux à l’étage qu’au rez-de-chaussée, tout le monde aurait réclamé d’y être, et cet auteur un peu joufflu et myope se serait rengorgé devant la demoiselle de ses pensées.
Plus tard, je raconte cette mésaventure amusante à B***, ancien journaliste culturel, ancien pensionnaire de la villa Médicis à Rome, ex-futur nouveau philosophe. L’un de ces jeunes gens qui ont failli réussir brillamment en débarquant de leur province, n’ont pas échoué, loin de là, mais n’ont pas non plus atteint les sommets auxquels ils se croyaient destinés. Il était au courant de tout, et en particulier des derniers mouvements de mode. À propos de cette importante question de préséance chez Lipp, il me dit doctement : « Cet auteur aurait eu tort de se morfondre. Depuis que la princesse de… [il me cite un nom illustre que j’ai oublié], a accepté de monter à l’étage, on peut très bien y aller sans déchoir. » B*** était un jeune homme plein d’aplomb. Peut-être bien avait-il déniché ou inventé cette anecdote un soir où il avait été pris en flagrant délit de relégation dans cette salle où chacun disait qu’il ne fallait pas mettre les pieds.
En Amérique du Nord, la frontière précise entre ce qui se fait et ne se fait pas, la ligne de démarcation entre le chic et le ringard n’existent pas vraiment. Même dans des milieux bourgeois new-yorkais, on verra apparaître à un dîner des individus habillés approximativement et peu doués pour la conversation sans se formaliser. À Paris, la moindre faute de goût est aussitôt remarquée et sanctionnée. On dira de lui : Untel avec ses chemises bicolores à boutons de manchettes, ou Machin qui ponctue chaque phrase d’un j’veux dire (ou d’un Si vous voulez), ou Truc dont les chaussettes tirebouchonnent, ou Machinette avec ses tailleurs fraîchement sortis de l’usine ! À Paris, on fait dans le détail minuscule, l’infiniment précis et on assume.
Il y a une quinzaine d’années, je me trouvais à Montréal, à une émission de radio matinale où les invités sont principalement journalistes, écrivains et artistes. On bavardait à propos des derniers événements parisiens, c’est-à-dire de tout et de rien. « Paris est assez simple, dis-je en souriant à l’animatrice en grossissant à peine le trait. Il suffit d’habiter la bonne moitié du 7e arrondissement, celle qui va vers Saint-Germain-des-Prés. La deuxième chose : il faut faire très attention à ses chaussures car on vous juge là-dessus. »
En fin d’interview, la meneuse de jeu interpelle son prochain invité, qui se trouve au téléphone depuis son appartement à Paris :
« Bonjour, ici Daniel Rondeau, dit-il, je vous parle depuis le 7e arrondissement…
— Est-ce que vous êtes d’accord avec ce qui vient d’être dit, notamment pour les chaussures ?
— Bien sûr. Mais j’ajouterais : on vous juge également à vos chaussettes. »
Daniel Rondeau était un brillant jeune homme éminemment rastignacien, grand et mince, d’une élégance jamais prise en défaut, une lourde mèche rebelle lui barrant le front. Il aurait pu être BHL à la place de BHL, il avait le même âge que lui et, à ses débuts, se posait en sérieux concurrent. Mais l’Histoire en a voulu autrement : peut-être avait-il mauvais caractère, trop d’ennemis ou pas assez d’alliés. Il était venu à la politique par la très radicale Gauche prolétarienne. Cela l’avait mené au journalisme, à l’écriture et à l’édition.
En 2008, le voilà ambassadeur à Malte par la grâce de Nicolas Sarkozy (ou de Bernard Kouchner). En 2011, on lui trouve un poste de délégué permanent de la France auprès de l’Unesco en remplacement de Rama Yade, licenciée pour cause de ralliement à Jean-Louis Borloo. Une carrière assez contrastée et atypique. Une chose est certaine : vers la fin des années 1990, cet homme pouvait être considéré comme un arbitre incontestable des élégances parisiennes.
Ce goût très sûr et précis, y compris dans l’habillement, ferait-il partie de l’ADN de la haute intelligentsia ? En 1973, Régis Debray venait de rentrer à Paris, après quelques semaines de guérilla et quatre ans de prison en Bolivie, puis deux ans de résidence militante au Chili sous la présidence de Salvador Allende. C’était indéniablement le retour du héros révolutionnaire sans peur et sans reproche. Le brillant normalien avait été à trente ans la plume pensante de Fidel Castro, puis le compagnon de Guevara dans les montagnes boliviennes, enfin l’interlocuteur privilégié du président Allende. À Paris, la gauche buvait ses paroles : que penser du programme commun ? fallait-il soutenir ce politicien bourgeois de Mitterrand ? Sur toutes ces questions, Régis Debray aurait les réponses, personne n’en doutait.
Là-dessus, la même S***, dont on a vu plus haut qu’elle avait de bonnes fréquentations intellectuelles et connaissait la moitié des ragots en circulation sur la rive gauche[91], nous raconta à table la dernière anecdote concernant le célèbre compagnon du Che.
« Imaginez-vous que, l’autre jour, M***, vieux condisciple de la rue d’Ulm, reçoit enfin un appel de Régis Debray, un mois après le retour de ce dernier à Paris. Il s’attend à ce que l’autre l’entretienne de guérilla, de foyer révolutionnaire, du problème de la violence et du légalisme. Au lieu de quoi Debray lui tient le discours suivant : “Mon cher, peux-tu m’indiquer les coordonnées d’un tailleur de bonne qualité, que je puisse m’habiller sans avoir l’air ni d’un plouc ni d’un gauchiste ?” M*** était estomaqué, il va sans dire… »
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Elle m’avait raconté le « scandale » provoqué par un journaliste du