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S*** faisait mine d’être très légèrement choquée par les propos supposés de Régis Debray, mais elle en était au fond ravie, comme le reste des convives. Tous y voyaient la manifestation d’une suprême élégance, consistant à afficher une légèreté de bon aloi au milieu des tragédies planétaires. L’équivalent parisien du fameux Dr Livingstone I presume ? proféré par l’explorateur le 10 novembre 1871 sur les bords du lac Tanganyika lorsqu’il était tombé nez à nez avec un gentleman bien blanc vêtu à la coloniale, et qu’on croyait mort et disparu depuis des années. On n’a pas la preuve, bien sûr, que Régis Debray ait textuellement prononcé la phrase en question, mais à l’époque, et c’est ce qui compte, on jugeait la chose plus que vraisemblable. Pouvait-on se permettre avec un vieux camarade de Normale sup de jouer les damnés de la Terre alors qu’on vient de revenir dans le cocon originel de la rive gauche, que ses parents sont des avocats renommés, que sa mère a été pendant vingt-quatre ans conseillère municipale (gaulliste) du 8e arrondissement — et qu’elle finira sa carrière comme sénatrice ? Mieux vaut adopter le ton de l’humour, ce qui équivaut à dire à peu de chose près : nous vivons au milieu des tragédies, la lutte des classes ne cesse de s’exacerber, l’impérialisme américain est à nos portes, mais on ne va pas se donner le ridicule, au milieu de la douceur de vivre parisienne, de prendre des postures héroïques. Et d’ailleurs, n’est-il pas également fondamental de se trouver des habits de bonne coupe, qui ne sentent ni le représentant de la FNSEA ni l’enragé chevelu en manque de barricade ?

En un mot, le futur ex-théoricien de la guerre de guérilla se permettait un trait d’humour concernant une affaire parisienne de la plus haute importance — le code vestimentaire — tout en reconnaissant l’importance capitale de ladite affaire. La célèbre Nancy Mitford, grande bourgeoise londonienne installée à Paris dans l’après-guerre, comme on l’a vu, expliquait dans les années 1950 qu’à Londres les dames de la haute société s’habillaient le soir de manière luxueuse et recherchée — presque trop et parfois comme des sapins de Noël — mais se vêtaient n’importe comment pendant la journée, avec des vêtements de bonne qualité et un peu usés car « s’habiller à la dernière mode passait pour le comble de la vulgarité, c’était bon pour les actrices et les courtisanes[92] ». Elle notait qu’a contrario les Parisiennes (et les Parisiens) étaient perpétuellement en représentation et donc extrêmement soucieuses d’apparaître up to date jusque dans les moindres détails. À Londres, on pouvait et on devait s’habiller n’importe comment — c’est-à-dire surtout pas à la mode — à la seule condition que le tweed soit de bonne qualité, le pull garanti 0 % de fibres synthétiques et les chaussures inusables. À Paris, il était impératif d’être parfaitement à la mode, sans la moindre fausse note. À la mode, certes, mais laquelle ? La damnation est dans les détails, et cela n’a guère changé.

Il n’y a pas que les vêtements d’ailleurs. Un jour, dans l’après-midi, je reviens de la Cité des Sciences et de l’Industrie, située comme chacun sait à l’extrémité est de Paris, sur l’emplacement des anciens abattoirs de la Villette. Je monte dans le métro à la station Porte-de-Pantin. Je lève la tête et mon regard s’attarde machinalement sur un passager. Après un moment d’incrédulité, je constate que j’ai devant moi le fameux scientifique Joël de Rosnay, célèbre pour ses ouvrages de vulgarisation et ses apparitions médiatiques. Visage patricien d’entre les patriciens, loden irréprochable, fixant le vide, il est resté debout même s’il reste quelques places assises. Je me dis qu’il doit revenir comme moi de cette conférence de presse à la Cité. Dans ce quartier, aucun taxi à l’horizon, il faudrait donc en appeler un, attendre on ne sait combien de temps même avec un abonnement, pour finalement aller se jeter dans de monstrueux embouteillages. À la porte de Pantin, il n’y a pas d’autre choix : on prend le métro. Je suppose que ce fut le raisonnement de notre scientifique.

Le plus surprenant dans cette affaire, c’est peut-être que j’aie été surpris : de voir Joël de Rosnay dans le métro était en effet un spectacle totalement inusité. Car il faisait partie, du moins on pouvait le croire, des gens qu’on ne voit jamais dans le métro.

À Paris, j’ai marché des milliers de kilomètres à pied. J’ai pris des milliers de taxis, à raison de vingt par semaine pendant quelques décennies. Précédemment j’avais circulé dix ans en deux-roues. Je n’ai jamais pris le bus, car j’ai la certitude, à tort sans doute, qu’il lui faudra une demi-heure pour faire cinq cents mètres dans les bouchons. J’ai dû mettre le pied dans le RER à cinq reprises en comptant large. Mais j’ai pris le métro des milliers de fois, rarement aux heures de pointe le matin mais parfois le soir. Or j’ai constaté ceci : certaines catégories sociales ne s’y trouvent jamais, ou de manière exceptionnelle. Le métro n’est le lieu d’élection ni des bourgeoises élégantes ni des jeunes ambitieuses habillées à la dernière mode et qui s’en vont à des rendez-vous professionnels, ni des innombrables Rastignac en ascension sociale. En plusieurs décennies, j’ai dû croiser à dix ou quinze reprises des exceptions à la règle. Souvent cela se passait sur la ligne Neuilly-Vincennes, sans doute parce que sur le parcours on trouve, entre Neuilly, l’Étoile et le quartier des Champs-Élysées un nombre important de studios de radio et de télé, quelques rédactions, des sociétés de production et des agences de publicité. Supposons que vous ayez à faire le trajet depuis le métro George-V, où se trouve votre bureau, jusqu’au métro Saint-Paul, où vous avez rendez-vous à dix-neuf heures, le métro reste la meilleure solution possible. À raison d’une minute et demie entre chaque station, le trajet vous demandera quinze minutes, infiniment moins qu’en voiture (avec chauffeur ?) ou en taxi, si vous en trouvez un. Quant au bus, n’en parlons pas : on ne connaît personne assez fou pour tenter un tel périple Étoile-Marais aux heures de pointe. C’est donc sur cette fameuse ligne 1 que j’ai constaté sur vingt ou trente ans la plupart de ces infractions aux bonnes manières. Un soir, j’ai croisé — sans surprise dans ce cas — André Glucksmann qui sortait de la réunion d’un jury littéraire proche de la station Franklin-Roosevelt. Un soir, j’ai aperçu une authentique bourgeoise, d’une élégance infinie, accompagnée de deux sacs de voyage de grande marque : j’en ai conclu qu’elle allait à la gare de Lyon et que toute autre solution était ce jour-là impraticable : peut-être y avait-il une manifestation paralysant la moitié de la ville. Ajoutons à cette liste sommaire une cadre à la télé (bureau rue Marbeuf, résidence sur l’île Saint-Louis), un producteur de documentaires cool habitué du métro et une journaliste-essayiste assez familière du petit écran pour être reconnue dans la rue.

Admettons que le métro parisien n’a rien de particulièrement agréable, qu’il peut être pénible aux heures de pointe et que, parfois, sur certaines lignes en fin de soirée, ou les vendredis et samedis soir, l’atmosphère peut y devenir un peu lourde. Rien à voir cependant avec la plupart des lignes de RER, dont le RER B, après vingt heures : le métro parisien est plutôt propre, les rames sont récentes, on ne s’y fait pas souvent agresser. Les pickpockets, contre lesquels la RATP nous met en garde par des annonces au haut-parleur, sont un peu partout, mais essentiellement dans les stations les plus importantes, là où se croisent plusieurs lignes de métro et de RER. À la condition d’éviter soigneusement des monstres souterrains tentaculaires comme Châtelet-Les Halles, Montparnasse-Bienvenüe ou Gare-du-Nord, et de privilégier les trajets directs, le réseau parisien reste généralement la moins mauvaise des solutions pour aller d’un point à un autre. Un wagon bondé n’est pas le lieu le plus agréable du monde, mais un embouteillage de trente minutes dans la rue de Rivoli et dont on ne voit pas la fin n’est pas beaucoup mieux.

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Une Anglaise à Paris, op. cit.