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Il existe donc une large portion de la population parisienne qui, sauf urgente nécessité, ne descendrait jamais dans le métro. Sans surprise, on n’y verra jamais des dentistes non conventionnés, des ophtalmologistes ou des chirurgiens, sauf ceux estampillés Médecins sans frontières, des avocats à moins qu’il ne s’agisse de plaideurs sans clientèle. Les journalistes parisiens arrivés — salariés au Monde, à France Inter ou au Nouvel Observateur — se garderont généralement d’y mettre les pieds, de même que les psychanalystes, les professeurs d’université titularisés et, de manière générale, la plupart des femmes qui ont bac + 4 ou davantage. Même les bobos au revenu modeste — professeurs au lycée ou au collège, salariés de l’édition, attaché(e)s de presse en tout genre — évitent ce lieu jugé « très antipathique ». Ils s’y résolvent, mais seulement quand il n’y a pas d’autre choix. Mettons-nous d’accord : il n’y a pas de honte à prendre le métro quand on habite Montmartre, qu’on doit aller quatre fois par semaine dans le quartier de l’édition, sachant que depuis Lamarck-Caulaincourt la ligne est directe jusqu’au métro Rue-du-Bac ou à la station Notre-Dame-des-Champs. Pas davantage lorsqu’on est attachée de presse, qu’on habite le bon 14e et que les bureaux de son agence se trouvent près de la gare du Nord. Les bobos, du plus modeste au plus aisé, ne vont pas se cacher d’utiliser ce moyen de transport, et personne ne leur en fera reproche. On louera leur courage.

Il existe cependant un moyen de locomotion, à première vue aussi modeste que le métro, et qui rallie tous les suffrages. À preuve cet échange rituel entendu mille fois : Vous vous déplacez comment dans Paris ? — Oh moi, je suis très autobus, j’adore. L’autobus est un lieu où vous pouvez croiser des directeurs littéraires, des épouses de chirurgien, quelques cadres supérieurs ou des diplomates de niveau intermédiaire. Un présentateur du journal télévisé d’une époque ancienne se vantait d’utiliser ce moyen de transport.

Pour des raisons partiellement compréhensibles, la fréquentation du bus est considérée comme une activité propre et civilisée. Certaines raisons sont avouables : on n’est pas sous terre, il n’y a pas trop de bousculade et parfois l’autobus vous mène très exactement de votre travail à votre appartement et vice versa. D’autres le sont moins : elles tiennent au fait que les usagers qu’on y croise ont un niveau social compatible et qu’on pourrait presque engager la conversation avec eux. Inversement il y a tous ceux qu’on n’y croisera jamais : les salariés de base harassés qui s’offrent matin et soir quarante-cinq minutes de transports en commun, les banlieusards venus de l’est qui traversent Paris pour aller faire technicienne de surface ou agent de sécurité au quartier de la Défense. Le bus est un moyen de transport destiné à ceux qui n’habitent pas trop loin de leur travail — car personne n’est assez fou pour vouloir traverser tout Paris de cette manière —, ou alors à ceux et celles qui se soucient peu des embouteillages car ils ont tout leur temps. Tant qu’on pouvait circuler à deux-roues sans casque, le Solex, petit engin économe, sans prétention et de conception tellement française, était considéré comme un moyen de locomotion particulièrement chic par sa modestie même, et le journaliste Alain Duhamel n’en connaissait pas d’autre. Loden et Solex faisaient souvent la paire. Aujourd’hui, même si chacun regrettera les anciens bus à plate-forme que l’on pouvait attraper en pleine course, et où l’on grillait une cigarette en profitant du spectacle, l’autobus est resté (ou devenu) un moyen de transport discrètement bourgeois.

Dans les milieux policés de la capitale, pour peu que vous ayez imprudemment raconté vos mésaventures en sous-sol, il se trouvera quelqu’un pour dire : Ah ! vous prenez le métro ? Il y a très longtemps, au siècle dernier, on pouvait voir au cinéma d’irrésistibles publicités pour la Samaritaine qui faisaient mourir de rire aficionados et cinéphiles. Dans l’un de ces films, une redoutable bourgeoise des beaux quartiers, moitié Castafiore et moitié Marie-Chantal, était en train de discuter de grands travaux de rénovation de son appartement avec un décorateur de la « Samar », forcément jeune, snob et gay. Maladroitement il avait laissé tomber un petit bout de papier de sa poche. La cliente le prenait entre ses doigts, constatait qu’il s’agissait d’un ticket de métro : elle avait un mouvement de recul et poussait un petit cri d’horreur, comme si elle venait de découvrir un cafard dans son assiette. Son décorateur aurait-il eu le mauvais goût de voyager avec les pauvres ?

À Paris, il y a des choses qui se font, et d’autres qui ne se font pas. Leur nomenclature exacte peut varier selon les quartiers et les saisons, car les vieilles familles bourgeoises du 16e, elles-mêmes en désaccord avec celles du 7e, ne pratiquent pas le même snobisme que les bobos du métro Pernety ou de la place d’Aligre. La seule certitude : quel que soit le quartier et dans tous les milieux estampillés parisiens, il existe un code de comportement strict, invisible au visiteur de passage, d’autant plus complexe qu’il est mouvant. Tout aspirant au titre de citoyen de Paris doit le connaître ou faire semblant de le connaître sous peine de s’attirer des moqueries ou de se voir attribuer la table coincée entre les toilettes et le portemanteau dans le dernier restaurant à la mode.

Le Parisien a l’obligation de se tenir au courant des derniers usages. Sortir le samedi soir ? Peut-être mais à la bonne franquette chez des « copains » et jamais dans un lieu public. Lire ou ne pas lire tel auteur en vogue, porter aux nues telle nouvelle émission de télé ringarde justement parce qu’on sait qu’elle est ringarde ? Dans les années 1980, il était de bon ton de regarder assidûment la série Dallas, d’abord parce que c’était le comble du kitsch, ensuite parce que cela prouvait qu’on était resté chez soi le samedi soir. Peut-on encore fréquenter La Coupole sans déchoir ? le midi ? le soir ? seulement en milieu de semaine ? Faut-il avouer à des interlocuteurs apparemment branchés qu’on habite le 15e, le 12e, ou même les profondeurs du 16e arrondissement ? Oui, mais à condition d’ajouter : je sais que c’est ringard, nous nous sommes posés là en catastrophe mais nous n’allons pas nous incruster. Mieux encore : je sais, il n’y a plus que des vieilles avec des chiens et des dentistes, c’est un quartier tellement démodé qu’il en redevient authentique, il n’y a pas un seul bobo à l’horizon, c’est le vrai Paris, quoi ! Le Parisien digne de ce nom sait qu’il doit affronter et résoudre à longueur d’année sans tomber dans le ridicule une infinité de questions de ce genre. Plus quelques autres : faut-il encore faire semblant d’avoir lu Sollers ? Peut-on avouer qu’on a dévoré Millenium et Joël Dicker ? Un Parisien consacre une partie de son temps et de son énergie à se tenir au courant, à être dans le coup.

Avis aux étrangers désireux de s’intégrer : n’essayez pas de maîtriser tous les éléments du code, car la mission est impossible. Assimilez les grandes lignes et quelques rudiments de base qui vous feront bien voir : si vous n’avez aucun goût en matière vestimentaire, tenez-vous-en au triptyque Harris tweed + chaussures Weston + 501 de Levi’s. Concernant les lieux à la mode, jouez les valeurs sûres et conformez-vous à ce que des gens labellisés chic ont dit. Si vous êtes globalement inculte, testez auprès d’amis sûrs des éléments de langage qui serviront en toute circonstance. Dites : La musique classique ? Je n’y connais rien car pour moi il n’y a pas de vraie musique depuis la mort de Monteverdi. De même pour le cinéma : J’ai des idées sur le cinéma muet et Buster Keaton, mais après bof… Les lieux à la mode ? C’est simple, je ne vais plus nulle part, d’ailleurs j’ai décidé que le lieu à la mode, c’est celui où je me trouve. Faute d’avoir un répertoire vraiment étoffé pour mener en première ligne une conversation de salon, soyez prudent et même réservé au besoin, n’intervenez qu’à coup sûr, jouez en contre et, quel que soit le sujet, soyez toujours péremptoire.