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En un mot : soyez insupportable à bon escient, cela vous fera un point de départ convenable sur le chemin du vrai parisianisme.

Épilogue

Un animal singulier

Un livre sur les Parisiens, même le plus ambitieux, est forcément une œuvre inachevée. Sur le sujet, il y aurait matière à écrire un récit des mille et une nuits, un ouvrage qui n’aurait jamais de dénouement. Comme dans une nouvelle de Borges, l’auteur qui aurait le projet de restituer dans leur intégrité la réalité et l’histoire de Paris et de ses habitants constaterait, à mesure qu’il avance dans son travail, que celui-ci sera sans fin. Les personnages de premier plan de cette histoire sont déjà innombrables, mais par souci d’honnêteté il faudrait se pencher sur les faits et gestes des rôles secondaires, puis des gens dits ordinaires, puis des parfaits inconnus, parfois tout à fait captivants. Quant aux événements significatifs qui se sont produits dans ces lieux depuis deux millénaires, le seul fait d’en dresser la liste paraît une entreprise surhumaine.

Considérons donc le présent ouvrage comme une modeste contribution à ce work in progress que constitue le Grand Livre de Paris et des Parisiens. Son écriture avait déjà commencé à l’époque où François Villon, au milieu du XVe siècle, méditait devant les « fourches patibulaires » du gibet de Montfaucon, à quelques mètres de l’actuelle place du Colonel-Fabien, dans le 19e arrondissement. On retrouve le fil de la même histoire, on l’a vu, dans les Historiettes de Tallemant des Réaux et les Mémoires du cardinal de Retz au XVIIe siècle. Vers la fin du XVIIIe, Louis-Sébastien Mercier, Parisien « de souche » s’il en fut — né rive droite à un jet de pierre du Pont-Neuf d’un père fourbisseur[93], éduqué au prestigieux collège des Quatre-Nations, futur siège de l’Académie française —, était bien placé pour avoir une opinion sur les habitants de sa ville natale : elle était sans indulgence. Déjà à cette époque le Parisien avait mauvaise opinion… du Parisien :

Celui-ci, constate Mercier en 1783, parle en général très longtemps sans rien dire, ou plutôt en disant des riens. Écoutez une conversation de deux personnes qui se connaissent à peine : tous deux parlent à la fois et chacun se pique de répondre. Dans les cafés oyez les disputes criardes, bavardes et sottisières. Ici sont des rimeurs échauffés, qui se transportent pour des hémistiches ; plus loin d’épais bourgeois qui commentent longuement des gazettes inutiles[94].

Cela fait quelques siècles, en somme, que les mêmes personnages rejouent les mêmes scènes, avec des variantes. En 1783, Paris était déjà, au dire de Mercier, « un gouffre où se fond l’espèce humaine », même si à cette époque la population intra-muros, selon ses propres évaluations, ne dépassait pas les « neuf cent mille âmes » et la banlieue « environ deux cent mille ». L’auteur notait également que, « à une heure du matin, six mille paysans s’acheminent vers la Halle, portant des légumes, du fruit et des fleurs ». Cela cessera d’être vrai avec la destruction des Halles de Baltard à la fin des années 1960. Il arrive que l’histoire bifurque. L’auteur du Tableau de Paris estime, à six ans de la prise de la Bastille, que « les Parisiens repoussent les canons par des vaudevilles et n’ont jamais eu que des mutineries d’écoliers » : il se trompait sur 1789 mais avait bien décrit avec deux siècles d’avance les événements de Mai 68.

Sur le même canevas immuable, les Parisiens ont donc brodé des scénarios qui n’étaient pas toujours identiques. À force de toujours se répéter dans ses grandes lignes, l’histoire de Paris a fini par produire dans les interstices des épisodes inédits. La preuve : les inamovibles concierges qui tenaient la ville ont un jour disparu, alors qu’on les croyait éternelles. D’autres changements sont intervenus dans les temps récents sur lesquels on ne s’est pas attardé. La gentrification de plus des trois quarts de la ville, on l’a vu, a eu pour effet de chasser hors les murs les classes populaires qui avaient jusque-là survécu au cœur de la capitale, mais dans un second temps le développement rapide du Réseau express régional a ramené à l’intérieur des anciennes fortifications — fût-ce pour de simples virées le soir ou pendant le week-end — une population de jeunes banlieusards qui jusque-là n’y venaient presque jamais. Paris est une ville de plus en plus bourgeoise où continuent d’affluer de riches étrangers et où les représentants des professions intellectuelles ont remplacé les personnes âgées qui avaient fini par décéder dans leurs loyers de 48, et les artisans et commerçants qui avaient renoncé au petit appartement attenant à leur atelier ou à leur boutique. Léger paradoxe, qui n’est sans doute qu’apparent : tant que Paris resta en partie « populaire », on élut triomphalement Jacques Chirac et, aux élections municipales de 1983 et de 1989, même les arrondissements de l’Est votèrent sans exception pour lui. Il est vrai que ces électeurs de condition « modeste », retraités ou petits commerçants, étaient également des « clients » de la chiraquie. Lorsque les bobos prirent la place des vieux Parigots de condition modeste, la droite fut balayée dans les arrondissements de l’Est, et Paris, que l’on avait fini par considérer comme un bastion imprenable de la droite, bascula à gauche avec l’arrivée de l’équipe de Bertrand Delanoë au pouvoir à l’Hôtel de Ville[95]. L’une de ces fantaisies électorales dont les Parisiens sont coutumiers. Aux élections européennes de 2009, la liste d’Europe Écologie les Verts menée par Daniel Cohn-Bendit dépassa largement la barre des 20 % des voix (20,86 % pour l’ensemble de la circonscription Île-de-France). EELV frôla à nouveau l’exploit aux élections régionales de 2010, avec 16,6 % des voix en région parisienne. En revanche, le Front national obtient ses plus mauvais scores dans la capitale — Marine Le Pen y enregistra 6,20 % des voix, contre près de 18 % pour l’ensemble de la France au premier tour de la présidentielle de mai 2012.

Le Parisien est un animal singulier qui a un comportement singulier, y compris au moment des élections. Nous sommes passés un peu rapidement sur ces péripéties électorales qui, au fond, nous ramenaient toujours à cette prudente constatation de départ qui mettra presque tout le monde d’accord : le Parisien ne fait rien comme les autres. Il est peut-être pire que les autres, ou encore pire que ce que l’on croit généralement. Mais il est surtout à part.

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93

Le fourbisseur était « un artisan qui fourbit (polit) les sabres, les épées » (Littré).

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94

Tableau de Paris, op. cit.

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95

Dans le mode de scrutin actuel, le maire est désigné par les conseillers municipaux élus respectivement dans chacun des vingt arrondissements. En 2001, même s’il était très légèrement devancé par son adversaire Philippe Séguin sur l’ensemble de la ville, Bertrand Delanoë a remporté la victoire parce que ses listes avaient gagné dans les arrondissements clés, et ainsi obtenu une large majorité de sièges au conseil municipal. Lors du scrutin de 2008, le rapport de forces au conseil est resté inchangé, même si cette fois Delanoë avait nettement distancé Françoise de Panafieu au vote populaire. Pour les élections de mars 2014, on estimait, au moment où nous écrivons ces lignes, que la bataille entre la socialiste Anne Hidalgo, la favorite, et la candidate de l’UMP Nathalie Kosciusko-Morizet se jouerait dans deux ou trois grands arrondissements que la droite pouvait espérer reprendre à la gauche pour obtenir un renversement de majorité à l’Hôtel de Ville.