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Mais Paris a de la ressource. Si l’on ne peut plus acheter ou louer du mètre carré à moitié prix, il n’y a plus qu’à en inventer. Un ami sculpteur, très doué pour le bricolage immobilier, avait ouvert la voie de longue date. Il avait repéré dans une allée privée donnant sur la rue Oberkampf un petit atelier de vingt-cinq mètres carrés à vendre en rez-de-chaussée. On y stockait ou fabriquait je ne sais quels produits. En 1990, cela valait un prix dérisoire vu l’exiguïté des lieux et le manque d’intimité d’un espace avec verrière donnant directement sur une allée. Mais le sculpteur en question, habitué à retaper des espaces improbables ou de vrais taudis, avait flairé la bonne affaire. Car le local disposait d’une cave dont la surface dépassait celle de l’atelier. Elle était en terre battue, mais qu’à cela ne tienne : cela facilitait les travaux. Au bout de deux ans, N*** avait aménagé en sous-sol un espace d’une propreté impeccable sur plus de quatre-vingts mètres carrés. Des pavés lumineux laissaient passer la lumière du jour. Il avait achevé un grand atelier, aménagé une chambre d’ami et une salle de bains. On se demandait à quel moment il finirait dans ses excavations par atteindre le réseau souterrain de la RATP et pouvoir ainsi faire irruption gratis dans le métro. En creusant, en grattant, en sortant des tonnes de terre et de gravats, il avait obtenu plus de cent mètres carrés habitables après en avoir acheté vingt-cinq pour le prix de sept.

Vingt ans plus tard, cet exploit est devenu presque banal, bien que moins profitable. Début 2009, on constatait dans la bible De particulier à particulier qu’il y avait à vendre place de la République du mètre carré à trois mille cinq cents euros, un prix anormalement bas. Vérification faite, il s’agissait d’une cave, mais on nous assurait qu’on pouvait y amener de la lumière du jour, l’eau et l’électricité. Depuis, ce genre d’offre est devenu courant : cela s’appelle un souplex. Vous achetez un rez-de-chaussée qui fait trente mètres carrés au sol, et par la suite vous vous agrandissez en creusant sous terre. Il vous suffira de démolir entièrement ou partiellement le sol du rez-de-chaussée pour faire venir la lumière du jour. Les fenêtres sur rue seront pourvues de vitres teintées qui permettent de voir sans être vu. Et si ça ne suffit pas, vous vous équiperez d’éclairage solaire artificiel, comme cela se pratique à Helsinki pendant la nuit polaire. La grotte en question vous aura coûté trois ou quatre mille euros du mètre carré, c’est-à-dire moins cher que pour une belle maison à Lyon, Bordeaux ou Montpellier. Mais qu’importe : vous voilà intra-muros et, pour avoir accompli de telles acrobaties architecturales, vous serez sacré Parisien de l’année. Et vous pourrez dire aux gens que vous rencontrez, et qui forcément ne sont au courant de rien : Oui, j’ai trouvé une affaire en or, un bijou, un truc bizarre. J’habite un souplex.

Nul ne peut être considéré comme Parisien s’il ne connaît pas aujourd’hui l’existence du souplex. Comble du chic : en avoir acheté un — pour une misère dans le 5e, à l’ombre du Panthéon, un vrai paradis grâce à mon maçon polonais ! — , y habiter, y donner des fêtes d’enfer et trouver ça formidable.

À Paris on ne cherche ni son petit confort ni la tranquillité, on cherche le bon plan, la bonne adresse, the place to be. Les candidats sérieux à la parisianitude le savent : une adresse postale indiquant la rue Bonaparte, ou la rue Charles-Baudelaire ou la rue Campagne-Première, vous pose définitivement quelqu’un. Que cette adresse corresponde à vingt-deux mètres carrés loi Carrez, situés au cinquième étage sans ascenseur, personne ne vous en tiendra rigueur. À Paris, la pauvreté n’est pas un vice, pour peu que vous manifestiez avec désinvolture une connaissance parfaite des codes en vigueur. Le seul péché impardonnable sous cette latitude, c’est le mauvais goût.

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L’erreur de Pierre Bérégovoy

Le 1er mai 1993, quelques semaines après son départ de Matignon où il avait pendant un an désespérément tenté de garder à flot un navire socialiste en voie de dislocation, l’ancien Premier ministre Pierre Bérégovoy décédait d’une balle dans la tête au bord d’un canal dans sa bonne ville de Nevers. Un probable suicide, même s’il subsiste des zones d’ombre sur les circonstances de sa mort — versions contradictoires sur son emploi du temps ce jour-là, soudaine mutation aux antipodes de deux témoins essentiels, le chauffeur et le garde du corps, disparition définitive du dossier d’autopsie. À tel point qu’on ne peut totalement exclure l’hypothèse où l’on aurait voulu neutraliser un dirigeant politique parfaitement informé de tous les dossiers troubles du règne mitterrandien.

Il avait été secrétaire général de l’Élysée, puis ministre des Finances, puis Premier ministre, et connaissait une infinité de secrets. Gravement affecté par la débâcle socialiste aux élections législatives dont il se jugeait responsable, il avait également le sentiment d’avoir été lâché par Mitterrand et son entourage. Ou alors était-ce que Bérégovoy menaçait de déballer des affaires embarrassantes, par exemple celle des frégates de Taïwan ?

On sait en tout cas pourquoi l’homme était profondément déprimé. À deux mois du scrutin de mars 1993, Le Canard enchaîné avait révélé l’existence d’un prêt sans intérêt — peut-être un cadeau — consenti au milieu des années 1980 par un ami proche du président Mitterrand, Roger-Patrice Pelat, d’un montant d’un million de francs. Cette somme avait permis à Pierre Bérégovoy d’acheter un appartement de cent mètres carrés dans le 16e arrondissement. La somme n’était pas négligeable, Pelat avait une réputation sulfureuse, on le soupçonnait d’avoir bénéficié de complaisances du régime : son entreprise, Vibrachoc, avait été « nationalisée » en 1982 à un prix qu’on disait sans rapport avec sa valeur réelle, et par la suite certains l’avaient accusé d’avoir touché des commissions sur de gros contrats à l’étranger. Or Bérégovoy avait la haute main sur les dossiers économiques, à titre de secrétaire général de l’Élysée puis de ministre de l’Économie et des Finances, et faisait partie des familiers de Pelat, le « président bis ».

Un documentaire réalisé en 2008, La Double Mort de Pierre Bérégovoy, défendait avec quelques arguments troublants — et d’autres plus discutables — la thèse de l’assassinat. Il contenait par ailleurs plusieurs témoignages d’anciens proches qui s’apitoyaient sur le sort injuste réservé à l’« ancien ouvrier » parvenu au plus haut sommet de l’État à la force du poignet : « Qu’on lui ait fait grief de ce prêt sans intérêt est simplement ridicule, répétaient-ils à l’unisson. Que Bérégovoy ait été obligé d’emprunter un million de francs à Pelat pour s’acheter un malheureux appartement est la preuve même de son honnêteté : en quarante ans de vie politique il n’a pas mis un sou de côté ! »

Une affaire franchement dérisoire, selon le parlementaire socialiste François Colcombet, qui avait été l’un des premiers dirigeants du Syndicat de la magistrature, l’une des corporations les plus noblement républicaines de France : « On lui reprochait, ironisait-il, de s’être offert cent mètres carrés, de surcroît dans un quartier aussi bourgeois que le 16e. En réalité, cela prouvait qu’il n’avait rien compris aux vrais usages bourgeois : il croyait avoir atteint les sommets, et il avait échoué dans une rue moche et un quartier ringard. Il ne savait même pas que le vrai chic parisien consiste à s’installer dans de beaux quartiers de la rive gauche, comme Roland Dumas, Robert Badinter ou François Mitterrand… »