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Tous les dimanches soir, lorsque son père le ramenait dans sa Mercedes, Bruno commençait à trembler aux approches de Nanteuil-les-Meaux. Le parloir du lycée était décoré de bas-reliefs représentant les anciens élèves célèbres: Courteline et Moissan. Georges Courteline, écrivain français, est l'auteur de récits qui présentent avec ironie l'absurdité de la vie bourgeoise et administrative. Henri Moissan, chimiste français (prix Nobel 1906) a développé l'usage du four électrique et isolé le silicium et le fluor. Son père arrivait toujours juste à temps pour le repas de sept heures. En général Bruno ne parvenait à manger que le midi, où le repas était pris en commun avec les demi-pensionnaires; le soir, ils se retrouvaient entre internes. C'étaient des tablées de huit, les premières places étaient occupées par les plus grands. Ils se servaient largement, puis crachaient dans le plat pour empêcher les petits de toucher au reste.

Tous les dimanches Bruno hésitait à parler à son père, concluait finalement que c'était impossible. Son père pensait qu'il est bien qu'un garçon apprenne à se défendre; et en effet certains - pas plus âgés que lui - répliquaient, se battaient pied à pied, parvenaient finalement à se faire respecter. À quarante-deux ans, Serge Clément était un homme arrivé. Alors que ses parents tenaient une épicerie au Petit-Clamart, il possédait maintenant trois cliniques spécialisées en chirurgie esthétique: l'une à Neuilly, l'autre au Vésinet, la troisième en Suisse près de Lausanne. Lorsque son ex-femme était partie vivre en Californie, il avait en outre repris la gérance de la clinique de Cannes, lui reversant la moitié des bénéfices. Depuis longtemps, il n'opérait plus lui-même; mais c'était, comme on dit, un bon gestionnaire. Il ne savait pas exactement comment s'y prendre avec son fils. Il lui voulait plutôt du bien, à condition que ça ne prenne pas trop de temps; il se sentait un peu coupable. Les week-ends où Bruno venait, il s'abstenait en général de recevoir ses maîtresses. Il achetait des plats cuisinés chez le traiteur, il dînaient en tête à tête; puis ils regardaient la télévision. II ne savait jouer à aucun jeu. Parfois Bruno se relevait dans la nuit, marchait jusqu'au réfrigérateur. Il vidait des corn flakes dans un bol, rajoutait du lait, de la crème fraîche; il recouvrait le tout d'une épaisse couche de sucre. Puis il mangeait. Il mangeait plusieurs bols, jusqu'à l'écœurement. Son ventre était lourd. Il éprouvait du plaisir.

9

Sur le plan de l'évolution des mœurs, l'année 1970 fut marquée par une extension rapide de la consommation erotique, malgré les interventions d'une censure encore vigilante. La comédie musicale Hair, destinée à populariser à l'usage du grand public la «libération sexuelle» des années soixante, connut un large succès. Les seins nus se répandirent rapidement sur les plages du Sud. En l'espace de quelques mois, le nombre de sex-shops à Paris passa de trois à quarante-cinq.

En septembre, Michel entra en quatrième et commença à étudier l'allemand comme seconde langue vivante. C'est à l'occasion des cours d'allemand qu'il fit la connaissance d'Annabelle.

À l'époque, Michel avait des idées modérées sur le bonheur. En définitive, il n'y avait jamais réellement songé. Les idées qu'il pouvait avoir, il les tenait de grand-mère, qui les avait directement transmises à ses enfants. Sa grand-mère était catholique et votait de Gaulle; ses deux filles avaient épousé des communistes; cela n'y changeait pas grand-chose. Voici les idées de cette génération qui avait connu dans son enfance les privations de la guerre, qui avait eu vingt ans à la Libération; voici le monde qu'ils souhaitaient léguer à leurs enfants. La femme reste à la maison et tient son ménage (mais elle est très aidée par les appareils électroménagers; elle a beaucoup de temps à consacrer à sa famille). L'homme travaille à l'extérieur (niais la robotisation fait qu'il travaille moins longtemps, et que son travail est moins dur). Les couples sont fidèles et heureux; ils vivent dans des maisons agréables en dehors des villes (les banlieues). Pendant leurs moments de loisir ils s'adonnent à l'artisanat, au jardinage, aux beaux-arts. À moins qu'ils ne préfèrent voyager, découvrir les modes de vie et les cultures d'autres régions, d'autres pays.

Jacob Wilkening était né à Leeuwarden, en Frise-Occidentale; arrivé en France à l'âge de quatre ans, il n'avait plus qu'une conscience floue de ses origines néerlandaises. En 1946, il avait épousé la sœur d'un de ses meilleurs amis; elle avait dix-sept ans et n'avait pas connu d'autre homme. Après avoir travaillé quelque temps dans une usine de microscopes, il avait créé une entreprise d'optique de précision, qui travaillait surtout en sous-traitance avec Angénieux et Pathé. La concurrence japonaise était à l'époque inexistante; la France produisait d'excellents objectifs, dont certains pouvaient rivaliser avec les Schneider et les Zeiss; son entreprise marchait bien. Le couple eut deux fils, en 48 et 51; puis, longtemps après, en 1958, Annabelle.

Née dans une famille heureuse (en vingt-cinq ans de mariage, ses parents n'avaient eu aucune dispute sérieuse), Annabelle savait que son destin serait le même. L'été qui précéda sa rencontre avec Michel, elle commença à y penser; elle allait sur ses treize ans. Quelque part dans le monde il y avait un garçon qu'elle ne connaissait pas, qui ne la connaissait pas davantage, mais avec qui elle ferait sa vie. Elle essaierait de le rendre heureux, et il essaierait, lui aussi, de la rendre heureuse; mais elle ne savait pas à quoi il pouvait ressembler; c'était très troublant. Dans une lettre au Journal de Mickey, une lectrice qui avait son âge faisait part du même trouble. La réponse se voulait rassurante, se terminait par ces mots: «Ne t'en fais pas, petite Coralie; tu sauras le reconnaître.»

Ils commencèrent à se fréquenter en faisant ensemble leurs devoirs d'allemand. Michel habitait de l'autre côté de la rue, à moins de cinquante mètres. De plus en plus souvent, ils passaient ensemble leurs jeudis et leurs dimanches; il arrivait juste après le repas de midi. «Annabelle, ton fiancé…» annonçait son frère cadet après un regard dans le jardin. Elle rougissait; ses parents, eux, évitaient de se moquer d'elle. Elle s'en rendait compte: ils aimaient bien Michel.

C'était un garçon curieux; il ne connaissait rien ai football, ni aux chanteurs de variétés. Il n'était pas impopulaire dans sa classe, il parlait à plusieurs personnes; mais ces contacts restaient limités. Avant Annabelle, aucun camarade de classe n'était venu chez lui. Il s'était habitué à des réflexions et des rêveries solitaires; peu à peu il s'habitua à la présence d'une amie. Souvent ils partaient en vélo, montaient la côte de Voulangis; puis ils marchaient à travers les prairies et les bois, jusqu'à une butte d'où l'on dominait la vallée du Grand Morin. Ils marchaient entre les herbes, apprenant à se connaître.

10 Tout est la faute de Caroline Yessayan

À partir de cette même rentrée 1970, la situation de Bruno à l'internat s'améliora légèrement; il rentrait en quatrième, il commençait à faire partie des grands. De la quatrième à la terminale les élèves couchaient dans les dortoirs de l'autre aile, avec des boxes de quatre lits. Pour les garçons les plus violents il était déjà complètement maté, humilié; ils se tournèrent peu à peu vers de nouvelles victimes. Cette même année, Bruno commença à s'intéresser aux filles. De temps en temps, rarement, il y avait des sorties communes aux deux internats. Les jeudis après-midi où il faisait beau, ils allaient jusqu'à une sorte de plage aménagée sur les bords de la Marne, dans les faubourgs de Meaux. Il y avait un café plein de baby-foot et de flippers - dont l'attraction principale, cependant, était constituée par un python dans une cage de verre. Les garçons s'amusaient à le provoquer, cognaient du doigt contre le corps de l'animal; les vibrations le rendaient fou furieux, il se jetait sur les parois de toutes ses forces, jusqu'à tomber assommé. Une après-midi d'octobre, Bruno parla avec Patricia Hohweiller; elle était orpheline et ne quittait 1’internat qu'aux vacances pour aller chez un oncle en Alsace. Elle était blonde et mince, parlait très vite, son visage changeant s'immobilisait parfois dans un sourire étrange. La semaine suivante il eut un choc atroce en la voyant assise sur les genoux de Brasseur, les jambes écartées; il la tenait par la taille et l'embrassait à pleine bouche. Cependant, Bruno n'en tira pas de conclusion générale. Si les brutes qui l'avaient terrorisé pendant des années avaient du succès auprès des filles, c'est simplement parce qu'ils étaient les seuls à oser les draguer. Il remarqua d'ailleurs que Pelé, Wilmart, même Brasseur s'abstenaient de frapper ou d'humilier les petits dès qu'une fille était dans les parages.