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Plus tard, la mondialisation de l'économie donna naissance à une compétition beaucoup plus dure, qui devait balayer les rêves d'intégration de l'ensemble de la population dans une classe moyenne généralisée au pouvoir d'achat régulièrement croissant; des couches sociales de plus en plus étendues basculèrent dans la précarité et le chômage. L'âpreté de la compétition sexuelle ne diminua pas pour autant, bien au contraire

Cela faisait maintenant vingt-cinq ans que Bruno connaissait Michel. Durant cet intervalle de temps effrayant, il avait l'impression d'avoir à peine changé, l'hypothèse d'un noyau d'identité personnelle, d'un noyau inamovible dans ses caractéristiques majeures, lui apparaissait comme une évidence. Pourtant, de larges pans de sa propre histoire avaient sombré dans un oubli définitif. Des mois, des années entières lui apparaissaient comme s'il ne les avait nullement vécus. Tel n'était pas le cas de ces deux dernières années d'adolescence, si riches en souvenirs, en expériences formatrices. La mémoire d'une vie humaine, lui expliqua son demi-frère beaucoup plus tard, ressemble à une histoire consistante de Griffiths. Ils étaient dans l'appartement de Michel, ils buvaient du Campari, c'était un soir de mai. Ils évoquaient rarement le passé, le plus souvent leurs discussions portaient sur l'actualité politique ou sociale; mais ce soir-là ils le firent. «Tu as des souvenirs de différents moments de ta vie, résuma Michel, ces souvenirs se présentent sous des aspects divers; tu revois des pensées, des motivations ou des visages. Parfois tu te souviens simplement d'un nom, comme cette Patricia Hohweiller dont tu me parlais tout à l'heure, et que tu serais aujourd'hui incapable de reconnaître. Parfois tu revois un visage, sans même pouvoir lui associer de souvenir. Dans le cas de Caroline Yessayan, tout ce que tu sais d'elle s'est concentré dans ces quelques secondes d'une précision totale où ta main reposait sur sa cuisse. Les histoires consistantes de Griffiths ont été produites en 1984 pour relier les mesures quantiques dans des narrations vraisemblables. Une histoire de Griffiths est construite à partir d'une suite de mesures plus ou moins quelconques ayant lieu à des instants différents. Chaque mesure exprime le fait qu'une certaine quantité physique, éventuellement différente d’une mesure à l'autre, est comprise, à un instant donné, dans un certain domaine de valeurs. Par exemple, au temps t, un électron a une certaine vitesse, déterminée avec une approximation dépendant du mode de mesure; au temps t2, il est situé dans un certain domaine de l'espace; au temps t3, il a une certaine valeur de spin. À partir d'un sous-ensemble de mesures, on peut définir une histoire, logiquement consistante dont on ne peut cependant pas dire qu'elle soit vraie; elle peut simplement être soutenue sans contradiction. Parmi les histoires du monde possibles dans un cadre expérimental donné, certaines peuvent être réécrites sous la forme normalisée de Griffiths; elles sont alors appelées histoires consistantes de Griffiths, et tout sa passe comme si le monde était composé d'objets séparés, dotés de propriétés intrinsèques et stables. Cependant, le nombre d'histoires consistantes de Griffiths pouvant être réécrites à partir d'une série de mesures, est en général sensiblement supérieur à un. Tu as une conscience de ton moi; cette conscience te permet de poser une hypothèse: l'histoire que tu es à même de reconstituer à partir de tes propres souvenirs est une histoire consistante, justifiable dans le principe d'une narration univoque. En tant qu'individu isolé, persévérant dans l'existence un certain laps de temps, soumis à une ontologie d'objets et de propriétés, tu n'as aucun doute sur ce point: on doit nécessairement pouvoir t'associer une histoire consistante de Griffiths. Cetta hypothèse a priori, tu la fais pour le domaine de la vie réelle; tu ne la fais pas pour le domaine du rêve.

– J'aimerais penser que le moi est une illusion; n'empêche que c'est une illusion douloureuse…» dit doucement Bruno; mais Michel ne sut que répondre, il ne connaissait rien au bouddhisme. La conversation n'était pas facile, ils se voyaient tout au plus deux fois par an. Jeunes, ils avaient eu des discussions passionnées; mais ce temps était révolu, désormais. En septembre 1973, ils entrèrent ensemble en première C; pendant deux années ils suivirent ensemble les cours de mathématiques, les cours de physique. Michel était très au-dessus du niveau de sa classe. L'univers humain - il commençait à s'en rendre compte - était décevant, plein d'angoisse et d'amertume. Les équations mathématiques lui apportaient des joies sereines et vives. Il avançait dans une semi-obscurité, et tout à coup il trouvait un passage: en quelques formules, en quelques factorisations audacieuses, il s'élevait jusqu'à un palier de sérénité lumineuse. La première équation de la démonstration était la plus émouvante, car la vérité qui papillotait à mi-distance était encore incertaine; la dernière équation était la plus éblouissante, la plus joyeuse. Cette même année, Annabelle entra en seconde au lycée de Meaux. Ils se voyaient souvent, tous les trois, après la fin des cours. Puis Bruno rentrait à l'internat; Annabelle et Michel se dirigeaient vers la gare. La situation prenait une tournure étrange et triste. Début 1974, Michel se plongea dans les espaces de Hilbert; puis il s'initia à la théorie de la mesure, découvrit les intégrales de Riemann, de Lebesgue et de Stieltjes. Dans le même temps, Bruno lisait Kafka et se masturbait dans l'autorail. Une après-midi de mai, à la piscine qui venait de s'ouvrir à La Chapelle-sur -Crécy, il eut la joie d'écarter les pans de sa serviette pour montrer sa bite à deux filles de douze ans; il eut la joie surtout de voir qu'elles se poussaient du coude, qu'elles s'intéressaient au spectacle; il échangea un long regard avec l'une des deux, une petite brune à lunettes. Trop malheureux et trop frustré pour s'intéresser réellement à la psychologie d autrui, Bruno se rendait cependant compte que son demi-frère était dans une situation pire que la sienne. Souvent, ils allaient ensemble au café; Michel portait des anoraks et des bonnets ridicules, il ne savait pas jouer au baby-foot; c'est surtout Bruno qui parlait. Michel ne bougeait pas, il parlait de moins en moins; il levait vers Annabelle un regard attentif et inerte. Annabelle ne renonçait pas; pour elle, le visage de Michel ressemblait au commentaire d'un autre monde. Vers la même époque elle lut La Sonate à Kreutzer, crut un instant le comprendre au travers de ce livre. Vingt-cinq ans plus tard il apparaissait évident à Bruno qu'ils s’étaient trouvés dans une situation déséquilibrée, anormale, sans avenir; considérant le passé, on a toujours l'impression - probablement fallacieuse - d'un certain déterminisme.