«En arrivant chez mon père, poursuivait Bruno, je me suis rendu compte qu'il n'allait pas très bien. Cet été-là, il n'avait pu prendre que deux semaines de vacances. Je n'en avais pas conscience à l'époque mais il avait des problèmes d'argent, pour la première fois ses affaires commençaient à tourner mal. Plus tard, il m'a tout raconté. Il avait complètement raté le marché émergent des seins siliconés. Pour lui c'était une mode passagère, qui ne dépasserait pas le marché américain; c'était évidemment idiot. Il n'y a aucun exemple qu'une mode venue des États-Unis n'ait pas réussi à submerger l'Europe occidentale quelques années plus tard; aucun. Un de ses jeunes associés avait saisi l'opportunité, s'était installé à son compte et lui avait pris une grande part de sa clientèle en utilisant les seins siliconés comme produit d'appel.»
Au moment de cette confession le père de Bruno avait soixante-dix ans, et devait prochainement succomber à une attaque de cirrhose. «L'histoire se répète, ajoutait-il sombrement en faisant tinter les glaçons dans son verre. Ce con de Poncet (il s'agissait du jeune chirurgien plein d'élan qui, vingt ans auparavant, avait été à l'origine de sa ruine), ce con de Poncet vient de refuser d'investir dans l'allongement des bites. Il trouve que ça fait charcuterie, il ne pense pas que le marché masculin va suivre en Europe. Le con. Aussi con que moi à l'époque. Si j'avais trente ans aujourd'hui, ah oui je me lancerais dans l'allongement des bites!» Ce message délivré il retombait en général dans une rêverie obscure, à la limite de la somnolence. La conversation piétinait un peu, forcément, à cet âge.
En ce mois de juillet 1974, le père de Bruno n'en était encore qu'au tout premier stade de sa déchéance. Il s'enfermait l'après-midi dans sa chambre avec une pile de San-Antonio et une bouteille de bourbon. Il ressortait vers sept heures, préparait un plat cuisiné d'une main tremblante. Il n'avait pas tout à fait renoncé à parler à son fils mais il n'y arrivait pas, il n'y arrivait vraiment pas. Au bout de deux jours, l'atmosphère devint réellement oppressante. Bruno se mit à sortir, des après-midi entières; il allait tout bêtement à la plage.
Le psychiatre appréciait moins la partie suivante du récit, mais Bruno y tenait beaucoup, il n'avait aucune envie de la passer sous silence. Après tout ce connard était là pour écouter, c'était un employé, non? «Elle était seule, poursuivait donc Bruno, elle était seule toutes les après-midi sur la plage. Une pauvre petite gosse de riches, comme moi; elle avait dix-sept ans. Elle était vraiment boulotte, un petit tas avec un visage timide, une peau trop blanche et des boutons. Le quatrième après-midi, juste la veille de mon départ en fait, j'ai pris ma serviette et je me suis assis à côté d'elle. Elle était allongée sur le ventre, elle avait dégrafé le soutien-gorge de son maillot. La seule chose que j'ai trouvé à dire, je me souviens, c'est: "Tu es en vacances?" Elle a levé les yeux: elle ne s'attendait sûrement pas à un truc brillant, peut-être quand même pas à quelque chose de si con. Ensuite on a échangé nos prénoms, elle s'appelait Annick. À un moment donné il a fallu qu'elle se relève, et je me demandais: est-ce qu'elle allait essayer de réagrafer le soutien-gorge par-derrière? est-ce qu'elle allait au contraire se relever en me montrant ses seins? Elle a fait quelque chose d'intermédiaire: elle s'est retournée en tenant à moitié les bouts du soutien-gorge. Dans la position finale les bonnets étaient un peu de travers, ils ne la recouvraient qu'à moitié. Elle avait vraiment une grosse poitrine, même déjà un peu flasque, ça a dû terriblement s'aggraver par la suite. Je me suis dit qu'elle avait beaucoup de courage. J'ai approché ma main et je l'ai passée sous le bonnet, découvrant le sein au fur et à mesure. Elle n'a pas bougé mais elle s'est un peu raidie, elle a fermé les yeux. J'ai continué à passer ma main, ses mamelons étaient durs. Ça reste un des plus beaux moments de ma vie.
Ensuite, c'est devenu plus difficile. Je l'ai emmenée chez moi, on est tout de suite montés dans ma chambre. J'avais peur que mon père la voie; c'est quand même un homme qui avait eu de très belles femmes, dans sa vie. Mais il dormait, en fait cette après-midi-là il était complètement ivre, il ne s'est réveillé qu'à dix heures du soir. Bizarrement, elle n'a pas accepté que je lui retire son slip. Elle ne l'avait jamais fait, m'a-t-elle dit; elle n'avait jamais rien fait avec un garçon, à vrai dire. Mais elle m'a branlé sans hésitation, avec beaucoup d'enthousiasme; je me souviens qu'elle souriait. Ensuite, j'ai approché ma bite de sa bouche; elle a tété quelques petits coups, mais elle n'a pas tellement aimé. Je n'ai pas insisté, je me suis mis à califourchon sur elle. Quand j'ai serré mon sexe entre ses seins j'ai senti qu'elle était vraiment heureuse, elle a poussé un petit gémissement. Ça m'a terriblement excité, je me suis relevé et j'ai fait glisser son slip. Cette fois elle n'a pas protesté, elle a même relevé les jambes pour m'aider. Ce n'était vraiment pas une jolie fille, mais sa chatte était attirante, aussi attirante que celle de n'importe quelle femme. Elle avait fermé les yeux. Au moment où j'ai glissé mes mains sous ses fesses, elle a complètement écarté les cuisses. Ça m'a fait un tel effet que j'ai éjaculé aussitôt, avant même d'avoir pu entrer en elle. Il y avait un peu de sperme sur ses poils pubiens. J'étais terriblement désolé, mais elle m'a dit que ça ne faisait rien, qu'elle était contente.
Nous n'avons pas tellement eu le temps de parler, il était déjà huit heures, elle devait rentrer tout de suite chez ses parents. Elle m'a dit, je ne sais trop pourquoi, qu'elle était fille unique. Elle avait l'air tellement heureuse, tellement fière d'avoir une raison d'être en retard pour le dîner que j'ai failli me mettre à pleurer. On s'est embrassés très longuement dans le jardin devant la maison. Le lendemain matin, je suis reparti à Paris.»
À l'issue de ce mini-récit, Bruno marquait un temps d'arrêt. Le thérapeute s'ébrouait avec discrétion, puis disait en généraclass="underline" «Bien.» Suivant l'horaire écoulé il prononçait une phrase de redémarrage, ou se contentait d'ajouter: «On en reste là pour aujourd'hui?», montant légèrement sur le finale pour marquer une nuance d'interrogation. Son sourire à ces mots était d'une légèreté exquise.
13
Ce même été 1974, Annabelle se laissa embrasser par un garçon dans une discothèque de Saint-Palais. Elle venait de lire dans Stéphanie un dossier sur l'amitié garçons-filles. Abordant la question de l'ami d'enfance, le magazine développait une thèse particulièrement répugnante: il était extrêmement rare que l'ami d'enfance se transforme en petit ami; son destin naturel était bien plutôt de devenir un copain, un copain fidèle; il pouvait même souvent servir de confident et de soutien lors des troubles émotionnels provoqués par les premiers flirts.