Les raisons qui le poussèrent en 1970 à quitter la Californie pour acheter une propriété en Haute-Provence n'étaient pas très claires à ses propres yeux. Plus tard, presque sur la fin, il en vint à se dire qu'il avait souhaité, pour d'obscures raisons, mourir en Europe; mais sur le moment il n'eut conscience que de motivations plus superficielles. Le mouvement de mai 1968 l 'avait impressionné, et au moment où la vague hippie commença à refluer en Californie il se dit qu'il y avait peut-être quelque chose à faire avec la jeunesse européenne. Jane l'encourageait dans cette voie. La jeunesse française en particulier était coincée, étouffée par le carcan paternaliste du gaullisme; mais selon elle il suffirait d'une étincelle pour tout embraser. Depuis quelques années le plus grand plaisir de Francesco était de fumer des cigarettes de marijuana avec de très jeunes filles attirées par l'aura spirituelle du mouvement; puis de les baiser, au milieu des mandalas et des odeurs d'encens. Les filles qui débarquaient à Big Sur étaient en général de petites connes protestantes; au moins la moitié d'entre elles étaient vierges. Vers la fin des années soixante, le flux commença à se tarir. Il se dit alors qu'il était peut-être temps de rentrer en Europe; il trouvait lui-même bizarre d'y songer en cess termes, alors qu'il avait quitté l'Italie à peine âgé de cinq ans. Son père n'avait pas seulement été un militant révolutionnaire, mais aussi un homme cultivé, amoureux du beau langage, un esthète. Cela avait dû laisser des traces en lui, probablement. Au fond, il avait toujours un peu considéré les Américains comme des cons.
Il était encore très bel homme, avec un visage ciselé et mat, de longs cheveux blancs, ondulés et épais; pourtant à l'intérieur de son corps les cellules se mettaient à proliférer n'importe comment, à détruire le code génétique des cellules avoisinantes, à sécréter des toxinés. Les spécialistes qu'il avait consultés se contredisaient sur pas mal de points, sauf sur celui-ci, essentieclass="underline" il allait bientôt mourir. Son cancer était inopérable, il continuerait inéluctablement à développer ses métastases. La plupart des praticiens penchaient pour une agonie paisible, et même, avec quelques médicaments; exempte jusqu'à la fin de souffrances physiques; de fait, jusqu'à présent, il ne ressentait qu'une grande fatigue générale. Cependant, il n'acceptait pas; il n'avait même pas réussi à imaginer l'acceptation. Pour l'Occidental contemporain, même lorsqu'il est bien portant, la pensée de la mort constitue une sorte de bruit de fond qui vient emplir son cerveau dès que les projets et les désirs s'estompent. L'âge venant, la présence de ce bruit se fait de plus en plus envahissante; on peut le comparer à un ronflement sourd, parfois accompagné d'un grincément. À d'autres époques, le bruit de fond était constitué par l'attente du royaume du Seigneur; aujourd'hui, il est constitué par l'attente de la mort. C'est ainsi.
Huxley, il s'en souviendrait toujours, avait paru indifférent à la perspective de sa propre mort; mais il était peut-être simplement abruti, ou drogué. Di Meola avait lu Platon, la Bhagavad-Gita et le Tao-te-King; aucuô de ces livres ne lui avait apporté le moindre apaisement. Il avait à peine soixante ans, et pourtant il était en train de mourir, tous les symptômes étaient là, on ne pouvait s'y tromper. Il commençait même à se désintéresser du sexe, et ce fut en quelque sorte distraitement qu'il prit note de la beauté d'Annabelle. Quant aux garçons, il ne les remarqua même pas. Depuis longtemps il vivait entouré de jeunes, et c'est peut-être par habitude qu’il avait manifesté une vague curiosité à l'idée de rencontrer les fils de Jane; au fond, de toute évidence, il s’en foutait complètement. Il les déposa au milieu de la propriété, leur indiquant qu'ils pouvaient planter leur tente n'importe où; il avait envie de se coucher, de préférence sans rencontrer personne. Physiquement il représentait encore à merveille le type de l'homme avisé et sensuel, au regard pétillant d'ironie, voire de sagesse; certaines filles particulièrement sottes avaient même jugé son visage lumineux et bienveillant. Il ne ressentait en lui-même aucune bienveillance, et de plus il avait l'impression d'être un comédien de valeur moyenne: comment tout le monde avait-il pu s'y laisser prendre? Décidément, se disait-il parfois avec une certaine tristesse, ces jeunes à la recherche de nouvelles valeurs spirituelles étaient vraiment des cons.
Dans les secondes qui suivirent leur descente de la jeep, Bruno comprit qu'il avait commis une erreur. Le domaine descendait en pente douce vers le Sud, légèrement vallonné, il y avait des arbustes et des fleurs. Une cascade plongeait dans un trou d'eau, vert et calme; juste à côté, étendue sur une pierre plate, nue, une femme se faisait sécher au soleil, cependant qu'une autre se savonnait avant de plonger. Plus près d'eux, agenouillé sur une natte, un grand type barbu méditait ou dormait. Lui aussi était nu, et très bronzé; ses longs cheveux d'un blond pâle se détachaient de manière frappante sur sa peau brune; il ressemblait vaguement à Kris Kristofferson. Bruno se sentait découragé; à quoi d'autre, au juste, avait-il pu s'attendre? Il était peut-être encore temps de repartir, à condition de le faire tout de suite. Il jeta un coup d'œil sur ses compagnons; avec un calme surprenant, Annabelle commençait à déplier sa tente; assis sur une souche, Michel jouait avec la cordelette de fermeture de son sac à dos; il avait l'air complètement absent.
L’eau s'écoule le long de la ligne de moindre pente. Déterminé dans son principe et presque dans chacun de ses actes, le comportement humain n'admet que des bifurcations peu nombreuses, et ces bifurcations sont elles-mêmes peu suivies. En 1950, Francesco di Meola avait eu un fils d'une actrice italienne - une actrice de second plan, qui ne devait jamais dépasser les rôles d'esclave égyptienne, parvenant - ce fut le sommet de sa carrière - à obtenir deux répliques dans Quo vadis? Ils prénommèrent leur fils David. À l'âge de quinze ans, David rêvait de devenir rock star. Il n'était pas le seul. Beaucoup plus riches que les PDG et les banquiers, les rock stars n'en conservaient pas moins une image de rebelles. Jeunes, beaux, célèbres, désirés par toutes les femmes et enviés par tous les hommes, les rock stars constituaient le sommet absolu de la hiérarchie sociale. Rien dans l'histoire humaine, depuis la divinisation des pharaons dans l'ancienne Egypte, ne pouvait se comparer au culte que la jeunesse européenne et américaine vouait aux rock stars. Physiquement, David avait tout pour parvenir à ses fins: il était d'une beauté totale, à la fois animale et diabolique; un visage viril, mais pourtant aux traits extrêmement purs; de longs cheveux noirs très épais, légèrement bouclés, de grands yeux d'un bleu profond.